Non, mais l’approche empirique apporte de la convergence
Gilbert Cette. Professeur d’économie à NEOMA Business School. Il a occupé diverses fonctions à la Banque de France et a présidé, en 2012-2013, l’Association française de science économique. Depuis 2017, il préside le Groupe d’experts sur le smic. Il vient de publier, avec Jacques Barthelemy, Travail et changements technologiques (Odile Jacob). Il s’exprime ici à titre personnel.
L’économie n’est pas devenue une science monolithique : elle reste animée par de profonds débats. Mais on peut observer un certain nombre de convergences dans la façon de travailler.
Cela tient notamment aux effets de la révolution numérique dans l’accessibilité aux données et leur traitement. La plupart des travaux académiques ont en commun, aujourd’hui, de solliciter l’économétrie ou la statistique de façon assez poussée. C’est un facteur de rigueur, même si le risque existe de voir la méthode l’emporter sur le fond.
Par ailleurs, les analyses s’appuient souvent sur des bases de données de très grande taille qui soit sont déjà publiques, soit font partie de la publication. Cela permet une grande exigence empirique pour fonder l’analyse.
Enfin, cette évolution de fond vers un usage rigoureux des données va dans le sens d’une dimension plus universelle de la discipline qui, à l’image de la réalité qu’elle décrit, est très intégrée internationalement.
Il y a quelques décennies, dans des pays comme la France, l’Italie, l’Espagne, on trouvait dans les universités des économistes complètement déphasés par rapport à ce qui s’écrivait dans les revues académiques internationales. C’est beaucoup moins vrai aujourd’hui.
Mais ces convergences aboutissent-elles à mettre tout le monde d’accord ? Loin s’en faut. Même en travaillant sur les mêmes chiffres et avec des outils mathématiques solides, on peut aboutir à des analyses très différentes.
Cela tient, dans de nombreux cas, au « syndrome du réverbère » : on interprète avec rigueur ce qui est éclairé par le réverbère… en oubliant ce qui n’est pas éclairé.
C’est le cas de certaines tentatives récentes d’évaluation de la réforme de la fiscalité du patrimoine. Cette myopie pourrait être corrigée si chacun assumait d’éclairer simplement telle zone, avec telle méthode, en étant explicite sur les aspects non travaillés.
En France, sur des sujets très controversés, il n’existe pas d’institutions dont les analyses bénéficient d’une reconnaissance consensuelle, comme cela peut être le cas par exemple en Allemagne ou plus encore aux Pays-Bas, avec le Centraal Planbureau (CPB).
Une divergence d’interprétation peut aussi surgir entre chercheurs capables de regarder en dehors de la zone éclairée par le réverbère. Thomas Piketty pointe une croissance des inégalités transversales de revenus et de patrimoines dans les pays développés et, s’appuyant sur l’exemple des États-Unis dans les années 1960, avance qu’on peut réduire fortement les inégalités via l’impôt sans préjudice pour la croissance.
Philippe Aghion répond que les « rentes » expliquant certaines des fortunes colossales du « 1 % » (Bill Gates, Elon Musk…) viennent d’innovations qui bénéficient à tous et ont produit de la croissance. Réduire ou supprimer ce type de rente peut aboutir à réduire l’incitation à innover : la croissance en pâtirait. Les deux approches sont solides. Chacune éclaire une facette de l’histoire.
Non. Malgré un paradigme dominant, les débats resurgissent
Gilles Moëc est chef économiste du groupe AXA et responsable de la recherche d’AXA IM. Entre 1994 et 2006, il a occupé différents postes à l’Insee et à la Banque de France. En 2006, il a été nommé économiste senior Europe chez Bank of America avant de devenir, en 2009, chef économiste Europe chez Deutsche Bank. De 2014 à 2019, il a été chef économiste Europe de Bank of America Merrill Lynch.

La macroéconomie a longtemps été marquée par un grand débat théorique entre néo-keynésiens favorables à l’intervention publique (politique budgétaire expansionniste, politique monétaire accommodante) et des néo-classiques dont la boussole était l’équilibre des comptes publics assuré par un État modeste, voire austère.
Ces derniers avaient pris l’ascendant dans les années 1970, sur fond de ratés des politiques keynésiennes. Ils avaient inspiré les remarquables rétablissements de la Suède et du Canada dans les années 1990, grâce à de « bonnes politiques macro » de type austéritaire.
Or l’expérience naturelle menée avec la crise de 2008 a tranché un point : on ne peut pas faire de l’austérité partout sans risque de récession. Les néo-keynésiens ont gagné théoriquement, tout comme les monétaristes avaient gagné dans les années 1970.
Un nouveau paradigme s’est imposé, qui ne donne pas le même contenu à la sound macroeconomic policy (politique raisonnable) : la plupart des économistes affirment aujourd’hui la nécessité d’une politique monétaire accommodante et d’une politique budgétaire expansionniste en réponse à la situation exceptionnelle créée par la crise du Covid.
Cet accord théorique constitue un nouveau paradigme. Mais il n’empêche pas des débats très vifs, qui créent des lignes de fracture au sein même des grandes écoles théoriques.
On peut parfaitement être néo-keynésien et penser que les politiques budgétaires et monétaires très vigoureuses menées depuis 2020 créent un grave risque d’inflation. C’est la position de Larry Summers et son principal opposant sur ce point est Paul Krugman, qui est lui aussi un néo-keynésien. Parallèlement, chez les néo-classiques et les monétaristes, qui sont plus discrets aujourd’hui, on trouvera également plusieurs « écoles » sur cette question.
Un autre sujet de divergence est apparu il y a quelques années. C’est la thèse de la « stagnation séculaire », selon laquelle les gains de productivité sont de plus en plus faibles, conduisant les taux de croissance à se réduire inexorablement. Défendue – là encore – par Larry Summers, mais aussi par le grand historien de l’économie Robert Gordon, cette thèse décrit bien les forces à l’œuvre depuis une vingtaine d’années. Mais sa valeur prédictive est discutée. Ce n’est pas une question d’analyse théorique, mais un jugement.
Plus largement, ce qui structure aujourd’hui le débat macroéconomique sur les marchés, ce ne sont plus des questions théoriques. Nous sommes dans une situation très différente de celle de 2008, quand la crise des subprime a déferlé, ou de 2010-2012, avec la crise de l’euro : à cette époque, c’étaient les a priori théoriques qui expliquaient les positions des uns et des autres, pour ou contre l’austérité.
Aujourd’hui, Summers et Krugman partagent les mêmes modèles de raisonnement, mais Summers se rapproche de ce que disaient en 2010 les économistes néo-classiques, favorables à l’austérité. L’économie est une science qui vit par le débat !