« Oui, mais la mondialisation oblige à changer d’échelle », par Emmanuelle Auriol
Bien sûr que l’économie a besoin de l’État. Mais la mondialisation a modifié les termes de l’équation en imposant un changement d’échelle. Ce qui n’a pas changé, ce sont les missions régaliennes : sécurité, justice, par lesquelles l’État garantit les règles du jeu qui nous permettent de vivre et d’échanger. On ne peut ni s’en passer ni le remplacer : sans lui, il n’y a ni économie ni société.
Mais l’État joue bien d’autres rôles. L’économie de marché est un système complexe, avec des milliards d’individus qui interagissent de manière décentralisée. L’État joue un rôle de coordination et de régulation de ce système, dont il est le « cerveau ».
Son action est nécessaire, notamment en période de crise. Le « quoi qu’il en coûte » a empêché un grippage de l’économie et des faillites en chaîne, assurant les conditions d’une reprise rapide à l’issue de la pandémie. De telles interventions sont utiles, mais elles doivent rester temporaires, au risque de voir l’État hypertrophié asphyxier l’économie par le poids de sa dette et des impôts.
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En dehors des crises, l’État joue un rôle de régulateur des marchés lorsque la concurrence est défaillante ou qu’ils génèrent des externalités. C’est le cas des services publics ou des infrastructures. Ces secteurs constituent ce que les économistes appellent des monopoles naturels. En l’absence d’intervention publique, ils appliquent des prix trop élevés. Pour prévenir ces dysfonctionnements, l’État a choisi de les réguler. Cette régulation a pris la forme de nationalisations. Cette gestion publique a été remise en cause pour son inefficacité, sans parler des risques de corruption.
Externalités
Les décisions des particuliers et des entreprises en matière de consommation, de production et d’investissement provoquent des effets, positifs ou négatifs, affectant le bien-être des tiers, sans que le marché ne les sanctionne par le prix.
De fait, l’État n’est pas un très bon producteur. Ce modèle a donc été remis en cause et on a assisté, à partir des années 1990, à de grandes vagues de réformes structurelles – avec quelques excès : au Royaume-Uni la privatisation des chemins de fers n’a pas été une réussite et on a dû faire machine arrière.
Au même moment, l’économie mondiale s’est globalisée. Les multinationales se sont émancipées de leurs marchés d’origine. On a vu surgir de nouveaux problèmes, comme l’optimisation fiscale, écologique, ou salariale. Ici, l’échelon national est dépassé. L’État national ne joue pas à la bonne échelle.
La tentation populiste de se replier derrière des frontières nationales n’a guère de sens. Il faut au contraire mettre en place des instances de régulation internationales efficaces. Des fonctions étatiques essentielles doivent être mutualisées et confiées à des autorités dédiées comme, en Europe, la BCE ou l’Autorité de la concurrence. Indépendantes, focalisées sur une mission, elles échappent aux défauts de l’ancien modèle, notamment la capture des décisions publiques. Il faut développer ces autorités de régulation internationales. L’économie n’a pas moins besoin d’État. Elle a besoin de plus d’État mutualisé.
Emmanuelle Auriol est chercheuse à Toulouse School of Economics et professeure d’économie à l’université Toulouse 1 Capitole. Ses travaux portent sur l’économie publique, industrielle et du développement. Elle s’intéresse aux réformes structurelles optimales, telles que les privatisations, la (dé)régulation, ou les partenariats publics-privés. Elle a notamment publié Pour en finir avec les mafias. Sexe, drogue, clandestins : si on légalisait ? (Armand Colin, 2016).
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« Oui, il joue le rôle d’assureur », par François Meunier
Oui, l’économie a besoin de l’État, et pas seulement dans sa fonction de régulation. En Europe, comme aux États-Unis, nous avons tendance à l’oublier, d’autres fonctions le réclament.
Aux États-Unis, la croyance dans les vertus de l’économie de marché pourrait faire oublier le rôle massif de l’État fédéral. Or si l’on prend par exemple l’économie numérique, nombre d’innovations sont issues directement des efforts de recherche soutenus par la Darpa (Defense Advanced Research Projects Agency, une agence du département de la Défense, NDLR) et d’autres agences fédérales. Aux États-Unis, le premier capital-risqueur, c’est l’État.
En Europe, nous avons des représentations un peu différentes, avec le poids de l’ordo-libéralisme allemand, qui reconnaît à l’État un rôle majeur pour fixer les règles du jeu, garantir la concurrence libre et non faussée, mais l’appelle ensuite à sortir du jeu, à ne pas se mêler de jouer les entrepreneurs, car il perturberait l’économie.
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Pour bien fonctionner, celle-ci doit être animée par des acteurs libres et décentralisés. L’État idéal est donc frugal et peu interventionniste. Une telle vision, qui domine depuis 1957 le fonctionnement de l’Union européenne, a ses vertus. Mais elle a tendance à laisser de côté des aspects fondamentaux du rôle de l’État dans l’économie. J’en prendrai trois exemples.
Le premier est la fonction assurantielle. L’État, comme assureur de dernier ressort, mais aussi via les assurances sociales, joue dans les sociétés modernes un rôle majeur, qui est en quelque sorte « hors champ » de la représentation ordo-libérale pour laquelle la fonction assurantielle est très modeste et doit être réglée d’une façon minimale de façon à ne pas gêner les mécanismes de marché. Or la réalité est très différente : dans un pays comme la France la protection sociale représente 32 % du PIB, et dans le reste de l’UE autour de 25 %.
Ce rôle d’assureur contribue à une deuxième fonction assurée par l’État : la redistribution. Les marchés seuls ne savent pas le faire correctement. Or dans une économie moderne, caractérisée par la consommation de masse, des secteurs entiers de l’économie fonctionnent grâce à la redistribution. Pensez à la « silver economy », au tourisme, à l’industrie pharmaceutique, aux services de santé, mais aussi à la grande distribution. L’État solvabilise des millions de ménages et leur permet ainsi de jouer leur rôle de consommateur.
Redistribution
Transferts monétaires ou en nature (les services collectifs, par exemple) vers les ménages, effectués par l’État ou la Sécurité sociale, financés par les prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales).
Troisième exemple, la dette publique. Dans la vision ordo-libérale tout comme dans la version libérale, elle doit être limitée, car via les impôts qu’il faudra lever pour la rembourser, elle pèse ensuite sur l’économie et perturbe son fonctionnement. Mais ce n’est qu’une partie de l’histoire : on peut aussi bien considérer qu’avec la dette publique, l’État assure une fonction de liquidité, avec des actifs sans risques et très liquides – les bons du Trésor – qui fluidifient les échanges tout en permettant de stocker l’épargne.
En outre, si le volume d’actifs est suffisant, c’est cela qui confère à une devise sa qualité de monnaie de réserve. Le cas le plus éclatant est celui du dollar, dont la puissance vient aussi de la montagne de dette publique émise par les États-Unis sous forme de « T-bonds ».
Économiste et chercheur en sciences sociales vivant entre le Chili et la France, François Meunier est professeur affilié à l’Ensae Paris. Il a débuté comme statisticien et économiste à l’Insee avant de faire carrière dans la banque – Paribas, Société Générale –, puis a été nommé directeur général de Coface France. Il publie régulièrement des tribunes dans la presse française et chilienne.