
Élie Cohen (à gauche) et Charles Wyplosz (à droite). Crédits : DR / Montage : Pour l'Éco.
Oui, et l’ignorance se paie au prix fort, par Charles Wyplosz
Oui, les Français sont nuls en économie. Ils ne sont pas les seuls, d’ailleurs. La seule exception, ce sont les petits pays très insérés dans les échanges internationaux : aux Pays-Bas, en Estonie, en Suisse, on observe une plus grande sensibilité aux questions économiques.
Mais il existe des spécificités françaises. Lors de mes études aux États-Unis, avec des camarades du monde entier, j’ai découvert que j’avais un mode de raisonnement très particulier : devant un problème économique, la première question que se pose un Français, c’est : à qui ça profite ?
Prenons le commerce international. On sait partout qu’il fait des gagnants et des perdants, mais les Français ont du mal à comprendre que, globalement, la société en bénéficie. L’impression générale, c’est que seuls quelques-uns en profitent. Nous sommes obsédés par les inégalités. Nous les assimilons à l’injustice.
Prenons le commerce international. On sait partout qu’il fait des gagnants et des perdants, mais les Français ont du mal à comprendre que, globalement, la société en bénéficie. L’impression générale, c’est que seuls quelques-uns en profitent. Nous sommes obsédés par les inégalités. Nous les assimilons à l’injustice.
Nous avons donc une vision essentiellement redistributive des questions économiques. Nous compensons sans fin les perdants. Pour cela, nous taxons les entreprises, sans faire le lien avec la désindustrialisation, qui fait de nouveaux perdants — et c’est reparti pour un tour ! Cette inconséquence est en partie issue d’une histoire industrielle marquée par une hostilité entre les patrons et des salariés écartés des décisions.
L’autre caractéristique française est la méfiance envers le marché, ce qui nous amène à accorder une grande importance aux solutions étatiques. La France a le record du monde des dépenses publiques parce que le service public fournit des services et des biens qui ailleurs sont confiés au privé. La question de l’efficacité, centrale dans la pensée économique, passe chez nous au second plan.
Enfin, l’habitude de se placer du côté des perdants et la myopie économique expliquent la difficulté de certaines réformes. Prenons les retraites : avec l’évolution démographique, partir à 62 ans est intenable. Chacun devrait être capable d’internaliser cette réalité, se demander d’où vient l’argent versé aux retraités, comprendre que le poids repose sur les actifs et sur les entreprises, s’inquiéter du bon équilibre.
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Au lieu de quoi les accords passés — et dépassés — sont considérés comme des droits acquis pour l’éternité. La peur panique de subir une injustice finit par créer des privilèges. Et notre système social surdimensionné asphyxie l’économie dont il a besoin pour perdurer.
Charles Wyplosz est professeur émérite d’économie internationale au Graduate Institute à Genève, où il a dirigé le Centre international d’études monétaires et bancaires. Ses spécialités : les crises financières, l’intégration monétaire européenne, les politiques monétaires et budgétaires ainsi que l’intégration monétaire régionale.
Il est le co-auteur, avec Michael Burda, d'un manuel de macroéconomie utilisé dans le monde entier et, avec Richard Baldwin, du principal manuel sur l'intégration économique européenne. Il a été l'un des rédacteurs en chef fondateurs de la revue Economic Policy et dirige aujourd’hui la revue Covid Economics.
« Non, ils sont d’une intelligence confondante », par Élie Cohen
« Les Français sont d’une intelligence confondante », disait Michel Rocard. Je le pense aussi. Les Français ont des préférences collectives, une culture politique, une histoire économique : c’est sur ces bases qu’ils se déterminent. J’en donnerai trois exemples.
Le premier concerne leur comportement quand on leur annonce que la dette publique s’accroît, que les déficits se creusent, mais que les impôts ne vont pas augmenter. Leurs anticipations montrent que les citoyens tiennent un meilleur raisonnement : ils constituent une épargne de précaution et limitent leur consommation. Ils ne sont pas dupes.
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Dette publique
Ce sont les emprunts réalisés par l'État (c'est un stock). Chaque année, l'État doit rembourser une somme au titre du remboursement du capital emprunté et des intérêts (c'est le service de la dette).
Le deuxième exemple touche à ce qu’on appelle parfois le « fétichisme industriel ». Quand on annonce que des usines ferment, mais que, grâce à la dynamique intersectorielle, l’emploi croît, car c’est une loi de l’économie, ils se cabrent. Ils défendent leurs usines, comprennent que les unités industrielles génèrent de l’activité et sont un facteur de puissance économique. Ils savent, comme Joe Biden, que les « good jobs » seront remplacés par des emplois peu qualifiés et mal rémunérés, peu à même de soutenir la prospérité d’un territoire.
Troisième exemple : Michel Rocard encore, quand il commanda un Livre blanc sur les retraites, fixa pour objectif d’établir les éléments d’un « diagnostic partagé ». Il s’agissait d’évaluer la situation à court, moyen et long terme, de préciser les scénarios sur les différents paramètres (durée de cotisation, niveau des cotisations, niveau des pensions), et d’imaginer des solutions.
Quand le Livre blanc fut publié, en 1991, le patron de Force ouvrière eut cette phrase : « Ma mère jouit d’une retraite sans avoir cotisé et c’est le signe du progrès social. » Il considérait, avec de nombreux Français, qu’il était hors de question de revenir sur ces acquis. On peut discuter sa position, mais aussi considérer que c’est une préférence collective en faveur d’un degré élevé de redistribution.
Confrontés à un problème, les Français font preuve de bon sens. Ils ne raisonnent pas en économistes (un économiste cherche la vérité), mais en fonction de leurs intérêts. Critiquer leur inculture économique est une mauvaise manière de poser le problème. Devant des difficultés, ils réagissent en fonction de leurs convictions et de leur histoire.
Élie Cohen est directeur de recherches émérite au CNRS. Spécialiste d’économie industrielle, docteur en gestion (Université Paris Dauphine) et en science politique, il a enseigné à Sciences Po, à l’ENS Ulm, à l’ENA, à Harvard et au Collège des ingénieurs.
Outre de nombreux articles dans des revues françaises et étrangères, il a notamment publié Le Nouvel âge du capitalisme (Fayard, 2005), Changer de modèle (avec P. Aghion et G. Cette, Odile Jacob, 2014), Le Décrochage industriel (avec Pierre-André Buigues, Fayard, 2015) et La Valse européenne (avec Richard Robert, Fayard, 2021). Il a été membre du Conseil d’analyse économique auprès du Premier ministre (1997-2012).