« Oui, c’est un idéal qui continue à animer notre société »
Monique Dagnaud est directrice de recherche CNRS au Centre d’étude des mouvements sociaux (CNRS-EHESS) à Paris. Sociologue des médias et des réseaux sociaux, elle a développé aussi des recherches sur les adolescents et les jeunes adultes. Elle est l’auteur d’une quinzaine de livres, dont récemment "Génération surdiplômée. Les 20 % qui transforment la France" (avec Jean-Laurent Cassely, Odile Jacob, 2021).
« La mobilité sociale est un idéal moderne, qui mêle l’imaginaire du mouvement et de la liberté individuelle. Il est au cœur de notre société, avec une institution comme l’École, qui projette une promesse d’émancipation, intellectuelle par le savoir et sociale par le diplôme. Cette promesse est en partie tenue.
Si une grosse minorité des individus reprend, comme jadis, la profession de leurs parents, une majorité bouge au rythme de l’évolution de la structure des emplois et de la montée en qualification : en 2015, selon l’INSEE, 35 % des hommes occupaient le même type d’emploi que leur père, 22 % occupaient un emploi différent, mais de niveau équivalent dans l’échelle sociale, 28 % avaient connu une mobilité professionnelle ascendante et 15 % une mobilité professionnelle descendante.
Mobilité sociale
La mobilité sociale désigne la circulation des individus entre différentes positions de la hiérarchie sociale. Elle peut être intragénérationnelle (changement de position sociale d’une même personne au cours de sa vie), intergénérationnelle (changement de position sociale par rapport à l’un de ses parents), verticale (changement de position sociale vers le haut ou vers le bas) ou horizontale (changement de position au même niveau de la hiérarchie sociale, sans mouvement vers le haut ou vers le bas).
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La mobilité ascendante est plutôt en croissance (28 % en 2015 contre 24 % en 1978), mais la mobilité descendante l’est aussi (15 % en 2015 contre 7 % en 1978). Un vaste mouvement s’opère, loin de l’image d’une société bloquée ou d’un ascenseur social en panne. La mobilité est un fait.
Reste-t-elle un désir ? Cela mérite réflexion, car on entend ici et là une petite musique sur les souffrances que représenterait le passage d’un monde social à un autre. Annie Ernaux, qui a obtenu cette année le prix Nobel de littérature, a construit une bonne partie de son œuvre sur la thématique du transfuge de classe, et des sentiments mêlés, en particulier la honte qui étreint celui qui passe, comme elle, d’un milieu modeste (qu’elle perçoit comme déconsidéré socialement) au monde de la classe bourgeoise cultivée.
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Mais bien d’autres ont connu ce dépaysement et l’ont trouvé libérateur, parfois grisant. Il existe sans doute, au sein de notre société, une tentation du repli, un désir de camper dans son univers d’origine, de rechercher la sécurité plus que le mouvement. Cette réticence à la mobilité a des déterminants sociaux, mais aussi familiaux, qui peuvent se croiser.
À l’inverse, on observe chez ceux qui sont dotés d’un haut niveau de capital scolaire et culturel, une aspiration nouvelle à la mobilité tous azimuts : plutôt que de s’ennuyer devant un écran, les très diplômés n’hésitent pas à bifurquer et à opérer de spectaculaires pas de côté.
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Qu’ils se lancent dans des activités du secteur associatif, moins rémunérées mais porteuses de sens, ou qu’ils passent un CAP de pâtisserie ou deviennent cultivateurs bio, la « révolte des premiers de la classe », selon la formule de mon coauteur Jean-Laurent Cassely, n’a rien d’anecdotique.
On assiste à l’émergence d’un nouveau modèle de mobilité, où l’ascension verticale cède le pas à des mouvements variés. Certes, il concerne surtout les bac + 5 pour lesquels les options professionnelles sont ouvertes, mais il se diffuse. Les entreprises le savent, qui ont de plus en plus de mal à attirer ou retenir les salariés. Au total, nous voyons se gonfler une vague d’aspirations à la mobilité, et aux expériences professionnelles multiples. »
Reproduction sociale
Elle signifie que les enfants occupent dans la société une position analogue ou identique à celle de leurs parents : « Tel père, tel fils » ! On parle alors de déterminisme social : bien que les individus soient différents, la reproduction sociale détermine leur destinée sociale. Cette reproduction s’opère par la transmission d’un héritage économique, mais surtout culturel par la famille, ce qui permet aux enfants de maintenir leur position sociale.
« Oui, mais le modèle français a longtemps découragé la mobilité »
Stéphane Lardy est directeur général de France Compétences, une institution créée en 2019 en application de la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel. Docteur en sociologie, inspecteur général des Affaires sociales, il a commencé sa carrière au sein de Force ouvrière, où il a notamment été négociateur pour les accords nationaux interprofessionnels de 2009 à 2013.
« Le désir de mobilité est une affaire individuelle, mais il s’inscrit dans un certain contexte culturel, économique et social. Or pour de multiples raisons le modèle français a longtemps découragé la mobilité.
Tout d’abord, après les Trente Glorieuses (1945-1973) qui ont permis de nombreux parcours ascensionnels, plusieurs décennies de chômage de masse ont raréfié les opportunités et donné du prix à la sécurité. Une fois qu’on avait trouvé un emploi, on le gardait. La décrue du chômage et l’impact du Covid-19, avec sa vague de démissions, ont commencé à changer la donne : on s’autorise plus facilement à bouger.
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Mais il reste des freins culturels, comme l’importance du diplôme, et avec lui de la formation initiale. Cela a pu contribuer, plus que dans d’autres pays, à figer les carrières, les hiérarchies, et les passages d’un métier à l’autre. Les mobilités professionnelles, enfin, ne se font pas d’un claquement de doigts : elles s’appuient sur des dispositifs.
Or ceux-ci, à commencer par la formation professionnelle, ont longtemps été insuffisants pour renverser les effets « immobilisants ». Les institutions qui avaient pour mission de favoriser la mobilité professionnelle pensaient « dispositif » au lieu de se centrer sur les besoins des individus.
Tous ces éléments ont contribué au développement d’une culture où la mobilité sociale n’était pas franchement découragée, mais pas vraiment encouragée non plus. Quand arrivait le moment où une transition professionnelle s’imposait, soit par lassitude, soit parce que votre emploi ou votre métier disparaissait, vous n’étiez pas armé pour vous orienter, vous former, bref rebondir.
La dimension culturelle de ce phénomène pourrait conduire à un certain fatalisme. Or une autre facette de cette histoire est que les choses évoluent. Monique Dagnaud évoque les aspirations à la mobilité ; ces dernières années les politiques publiques ont commencé à se mettre au diapason de ces envies.
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Sur certains sujets c’est une histoire déjà longue : ainsi du Compte personnel de formation (avec la création du Droit individuel à la formation [DIF]), lancé en 2003 et renforcé par les réformes de 2009 et 2013, qui permet à chacun d’accumuler des droits à se former et d’en disposer librement.
Plus récemment, la réforme de l’apprentissage en 2018 a été une vraie révolution, qui ne concerne pas que les plus jeunes puisque le plafond est à 29 ans. L’alternance est désormais un pilier de notre système, validé par les employeurs et encourageant pour les apprentis, qui peuvent se projeter dans des parcours.
L’idée de se former tout au long de la vie rentre dans les mœurs. Beaucoup reste à faire, dans les transitions professionnelles notamment. Mais le dynamisme retrouvé du marché du travail change la donne. Et si les qualifications, les éléments « métier », conservent une grande importance, dans les organisations de travail le savoir-être, ce qu’on appelle les « soft skills » prennent de l’importance et elles sont facilement transférables. Nous sommes donc peut-être en train de changer de culture. »
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Cet article est à retrouver dans notre numéro consacré à la mobilité sociale.