« J’ai ressenti tout le poids du monde sur mes épaules. » Dan Donohue, habitant de l’Illinois, n’a rien oublié de son calvaire. Pendant la crise de 2008-2009, ce père de quatre enfants avait perdu son emploi. Il avait dû se résigner à faire appel aux banques alimentaires, pour nourrir sa famille.
« J’étais bénévole dans une association qui distribuait des repas. Soudain, je me suis retrouvé dans la file d’attente. » Bienvenue aux États-Unis, terre de contrastes cruels : c’est le pays des ascensions sociales fulgurantes, mais aussi celui des dégringolades vertigineuses, que son maigre filet des protections sociales ne permet pas d’amortir.
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À 61 ans, Dan a connu les deux facettes du « rêve américain ». Élevé par une mère célibataire avec quatre frères et sœurs, il a grandi dans un milieu modeste. Pour en sortir, il a fait le pari de l’éducation. Avec deux masters en poche, il a monté, avec sa femme, sa propre entreprise d’aménagement paysager. « J’ai cru dans le rêve américain, à l’idée qu’on peut créer sa boîte et faire fortune. » Puis la « Grande Récession » s’est abattue sur le pays.
Déclassement
Perte d’une position sociale par un individu, que ce soit celle de son milieu d’origine, celle qu’il avait atteinte ou celle que laissait espérer le diplôme qu’il avait obtenu. Ce déclassement peut être intergénérationnel (comparaison avec les parents), intragénérationnel (changement de statut au cours de la vie d’une personne) ou encore professionnel.
Les projets immobiliers dont dépendait sa société se sont arrêtés, l’argent ne rentrait plus. « J’ai dû me rendre au tribunal pour réclamer mon dû. D’habitude, ce genre de procédure dure six-huit mois. Avec la crise, la résolution prenait des années. »
Des conseils pour fouiller dans les ordures
Le décrochage a commencé comme ça. Petit à petit, les factures se sont empilées. « Nous avions de six à huit mois de matelas financier, mais il s’est évaporé. » Entre les dettes, les remboursements du prêt immobilier pour leur maison, les boulots à temps partiel, Dan et sa famille se tournent vers les banques alimentaires et leurs amis, qui déposent chez eux des cartons remplis de vêtements.
Une voisine, qui traverse les mêmes difficultés, leur donne même des conseils pour fouiller dans les ordures (dumpster diving). Psychologiquement, un des pires moments pour Dan Donohue, c’est celui où il a dû refuser d’envoyer ses enfants en sortie scolaire. « Cela nous aurait coûté huit dollars par enfant, soit 32 au total. C’était autant d’argent perdu pour la nourriture. »
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Et pourtant, il fait partie de ceux qui s’en sortent plutôt bien. Au début de la crise, son épouse avait décroché un job au sein de l’administration de l’Illinois. Pas assez bien payé pour leur permettre de vivre décemment, ce travail a néanmoins une vertu capitale : il leur apporte une couverture médicale.
Sans elle, le moindre pépin de santé aurait pu faire basculer toute la famille dans la vraie pauvreté. Aux États-Unis, le coût des soins, très élevé, est l’une des principales causes d’insolvabilité. En outre, ils sont parvenus à garder leur maison, grâce à un programme d’aide aux propriétaires en difficulté.
« Mes revenus ont baissé de 80 % »
Pete Young n’a pas eu cette chance. Ingénieur spécialisé dans le spatial, il a lui aussi perdu son travail dans le sillage de la crise. « J’avais peur pour mon avenir, mais je me suis dit que j’allais trouver autre chose. Problème : j’avais 60 ans et j’ai été victime de discrimination anti-seniors. » Il décroche un travail de livreur de pièces détachées automobiles, mais ce n’est pas assez pour soutenir son niveau de vie. « Mes revenus ont baissé de 80 %. »
Mobilité sociale
Circulation des individus entre différentes positions de la hiérarchie sociale. Elle peut être intragénérationnelle (changement de position sociale d’une même personne au cours de sa vie), intergénérationnelle (changement de position sociale par rapport à l’un de ses parents), verticale (changement de position sociale vers le haut ou vers le bas) ou horizontale (le changement ne se traduit pas par une tendance vers le haut ou vers le bas).
Lui et son épouse n’ont guère le choix : ils puisent dans leur épargne retraite et doivent vendre leur maison. Ils atterrissent chez leur fils aîné, qui leur loue une chambre à petit prix. « On a traité les changements les uns après les autres, froidement, sans émotion, explique Pete. Nous ne sommes pas une famille matérialiste centrée sur elle-même. Cet état d'esprit nous a rendus plus forts. »
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Zéro assurance dentaire
Même s’il a retrouvé du travail et pu racheter une maison grâce à un héritage, l’épisode a laissé des traces, notamment sur son credit score, l’historique de crédit qui mesure, aux États-Unis, la solvabilité globale d’un individu. Plus l’indice est mauvais, plus il est difficile d’emprunter de l’argent pour acheter un logement ou une voiture.
Autre conséquence : Pete a laissé sa dentition se dégrader. En effet, dans de nombreux États, Medicaid, l’assurance publique pour les pauvres ne prend pas en charge les soins dentaires. Medicare, celle des seniors (65 ans ou plus), non plus. « Pendant huit ans, je n’ai pas eu d’assurance pour les dents. Quand on aura remboursé nos dettes, il faudra mettre de côté pour un dentier. »
Compassion, mais pas d’illusions
Cela n’empêche pas l’Américain de faire des donations aux associations chargées de nourrir les plus démunis. D’autant qu’une grande partie de la population vit à la merci d’un coup du sort : selon un récent rapport de la société financière LendingClub, 63 % des Américains ne sont pas en mesure de mettre de l’argent de côté chaque mois. « Dans la vie, philosophe Pete, on est souvent jeté à terre, mais il faut se relever. Parfois, on a de la chance, mais surtout, il faut créer sa propre chance. »
Quant à Dan Donohue, il n’est pas sûr de pouvoir prendre sa retraite. « Ma femme et moi allons travailler toute notre vie pour rembourser les dettes que nous avons contractées pendant la crise. Nous avons utilisé notre carte de crédit pour acheter de la nourriture, payer internet pour faire des recherches d’emploi et la voiture pour aller aux entretiens. »
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L’Américain estime que cette dégringolade vers la pauvreté l’a rendu plus « compatissant ». Une qualité essentielle pour le métier qu’il exerce depuis neuf ans maintenant : enseignant dans un lycée où il s’occupe d’enfants handicapés. « Ces moments de crise ont fait de moi un meilleur éducateur, affirme-t-il. Le rêve américain nous raconte qu’on peut contrôler son destin, mais maintenant, je ne me fais plus d’illusions. Le système profite aux plus riches. Pendant la récession, le gouvernement a surtout aidé Wall Street, pas nous, les petits. On adorerait avoir les systèmes sociaux des pays européens. »
Pour la classe moyenne, un rêve en lambeaux
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le rêve américain est associé à l’idée d’ascension sociale (upward mobility). Mais d’après Opportunity Insights, un centre de recherche de l’Université Harvard, il est de plus en plus difficile à réaliser.
La probabilité pour qu’un Américain de 30 ans gagne plus que ses parents était plus faible pour ceux nés dans les années 1980 que dans la décennie de 1940 : 79 % contre 95 % dans les couches populaires (moins de 52 000 dollars de revenus par an) et 45 % contre 93 % pour la classe moyenne (entre 52 000 et 156 000 dollars).
En cause, d’après le Forum économique mondial : la stagnation des salaires liée aux changements technologiques et l’affaiblissement des syndicats, mais aussi le creusement des inégalités de richesse, les classes sociales supérieures (plus de 156 000 dollars) s’appropriant une part croissante des revenus américains (48 % en 2018 contre 28 % en 1970).
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