C’est presque devenu une habitude. Depuis l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron, les dissolutions d’association se multiplient. De deux à onze sous les mandats respectifs de Nicolas Sarkozy et François Hollande, celles-ci sont passées à plus d’une trentaine depuis 2017. C’est même plus que sous le Général de Gaulle, chef de l’exécutif de 1959 à 1969, pourtant peu avare de l’utilisation de cette mesure administrative d’exception.
La pratique a fait beaucoup parler ces derniers mois avec la dissolution des Soulèvements de la Terre, prononcée par le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, le 21 juin. Présentée comme une menace pour l’odre public, le collectif écologiste est alors pris dans une tempête médiatique, quelques semaines après la manifestation contre les mégabassines de Sainte-Soline.
Pas le temps de souffler. A l’aube de la rentrée, c’est au tour de l’association évangélique Torrents de Vie d’être visée par le gouvernement, accusée de pratiquer la thérapie de conversion, une activité illégale en France (NDLR : ensemble de traitements pseudo-scientifiques utilisés dans le but de tenter de changer l'orientation sexuelle d'une personne homosexuelle).
« C'est évidemment une mesure extrême, un anéantissement »
D’un point de vue juridique, Stéphanie Hennette-Vauchez - par ailleurs signatrice de l’appel à se revendiquer des Soulèvements de la terre - rappelle avant-tout que « dissoudre une personne morale, c'est faire en sorte qu'elle n'existe plus. C'est évidemment une mesure extrême, un anéantissement. » Décidée par le pouvoir exécutif, celle-ci se substitue au processus judiciaire classique. L’association concernée ne peut plus exercer son activité, ses biens et actifs sont liquidés et ses anciens membres passibles de poursuites s'ils se réunissent à nouveau en son nom.
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Mais la professeure de droit public à l'Université Paris Nanterre explique que la loi française permet tout à fait d’éviter d’aller aussi loin : « Si une association abuse de sa liberté d'expression ou cause des dommages à la propriété d'autrui, vous pouvez prendre des sanctions. Là, il s'agit de quelque chose de tout à fait différent. C'est la remise en cause absolue de la liberté d'association, un aspect très important de toute démocratie. »
Créée à l’origine en 1936 pour faire face à des groupes fascistes menaçant la République, la dissolution a connu d’importants changements ces dernières années, lui permettant d’être appliquée dans un champ plus large. « Son utilisation s'est complètement banalisée et aujourd'hui, c'est devenu une arme de communication avant tout, analyse Philippe Moreau-Chevrolet, professeur à Sciences-Po et président de MCGB Conseil. On est toujours dans une action extrêmement ambiguë, à la limite de l'intérêt partisan. »
L’objectif est clair pour le spécialiste : viser des opposants (ici les écologistes, l’extrême-droite, etc.) et envoyer un message clair et direct à ses soutiens, « donner l’impression que l’on agit. La stratégie de l’exécutif depuis 2017 est souvent d'utiliser des dispositifs qui ne sont pas du tout faits pour ça, les obligeant à tordre la légalité pour le justifier. »
Pour autant, pourquoi s’en priver ? « La méthode permet de faire plaisir à ses partisans à peu de frais. Et il n’y a rien de plus jouissif qu’une défaite de ses opposants. »
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Mais dissoudre à outrance au lieu de débattre dans l’arène politique peut s’avérer contre-productif. Mi-août, le Conseil d’Etat a finalement suspendu temporairement la dissolution des Soulèvements de la Terre. Un « revers majeur pour Gérald Darmanin », écrivait ainsi le journal Le Monde.
La clé : la proportionnalité
Si des abus existent, il n'empêche que la dissolution a tout de même permis de freiner des menaces réelles, comme par exemple les Zouaves Paris, groupuscule néonazi adepte des combats de rue et dissous en janvier 2022. Le ministère de l'Intérieur est ainsi bien dans son rôle de défense de la sécurité des citoyens.
La question centrale pour Stéphanie Hennette-Vauchez reste le principe de proportionnalité, pierre angulaire du droit français : avant d'utiliser une mesure aussi liberticide, mais parfois nécessaire, « il faut s'interroger sur la présence dans l'arsenal juridique d'autres outils qui sont plus peut-être plus pertinents en terme de sanction. »
Car sur le long-terme, les conséquences peuvent être désastreuses. Avec le risque de légitimer le rôle d’institutions comme le Conseil d’Etat, neutre et indépendant politiquement, qui peuvent ainsi être accusées de prendre parti.
« Ça libère des forces de nature autoritaire, avec le risque de basculer dans un régime illibéral, lâche Philippe Moreau-Chevrolet. Ce sont des signaux faibles à prendre en considération pour comprendre l'évolution en profondeur du régime français. Ce n’est pas banal. » Même inquiétude du côté de la juriste Stéphanie Hennette-Vauchez : « On n’utilise pas impunément de telles mesures de restriction des libertés. »
Dans le même temps, la députée de la majorité Caroline Yadan a suggéré cet été sur X (ex-Twitter) l’idée de dissoudre la France insoumise (LFI) pour « lutter contre l’antisémitisme ». Un boulevard pour le confusionnisme, où tout se vaudrait, alors qu’en parallèle, la Russie a annoncé mi-août la dissolution du centre Sakharov, une association de défense des droits humains. « Ça renforce l'impression du côté de l'opposition qu'on est vraiment en train de basculer vers un régime autoritaire, développe Philippe Moreau-Chevrolet. Ça entraîne une réelle inquiétude démocratique. »