Quel est le point commun entre un échange de colliers de coquillages en Mélanésie au début du XXème siècle et le déballage des cadeaux auquel de nombreux Français procèderont dans quelques jours ? Ils relèvent tous les deux de ce que Marcel Mauss caractérise comme la logique du don/contre-don.
S’appuyant sur des travaux ethnographiques menés par d’autres scientifiques auprès de sociétés traditionnelles en Nouvelle-Zélande, en Mélanésie et en Amérique du Nord, il établit un constat dont nous ferons l’expérience au pied du sapin le 24 au soir ou le 25 au matin : le fait de recevoir implique presque toujours de donner en retour.
L’impérieuse nécessité de donner, rendre et recevoir
Le neveu d’Émile Durkheim, initiateur de la sociologie en France, va encore plus loin. Il prouve qu’une norme puissante est à l’œuvre dans les « grandes » sociétés dont nous sommes tous membres comme les « petites » sociétés que sont nos familles. « Refuser de donner, négliger d’inviter (…) équivaut à déclarer la guerre ; c’est refuser l’alliance et la communion », écrit-il dans son ouvrage majeur, Essai sur le don (1923-1924).
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Il se fonde ici sur une analyse de la kula, commerce pratiqué par des tribus vivant dans les îles Trobriand en Mélanésie et dont le mode de vie a été documenté par l’anthropologue Bronislaw Malinowski (1922). Cet échange de bracelets de coquillages blancs (les mwali) et de colliers de coquillages rouges (les soulava) contraint les tribus considérées à parcourir des centaines de kilomètres en pirogue pour procéder à des dons au long des dizaines d’îles de l’archipel des Trobriand qui forment un cercle (kula en mélanésien).
Ces coquillages n’ont aucune valeur marchande. Pourtant, les refuser ou ne pas en offrir en retour, c’est s’exposer à l’opprobre. Ces tribus mélanésiennes sont ainsi engagées dans un cycle perpétuel de dons/contre-dons à la fois coûteux en temps et en énergie.
Toute ressemblance avec un rituel annuel consistant à multiplier les achats dans des magasins bondés aux fils d’attente interminables et à consacrer une part non négligeable de son budget à offrir des cadeaux aux membres de sa famille n’est évidemment pas fortuite.
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Donner pour renforcer son prestige voire son emprise
L’étude de la kula fournit à Mauss un premier indice sur les fonctions sociales réelles qu’exercent ces systèmes de dons/contre-dons à l’œuvre dans de nombreuses sociétés. Malinowski observe en effet que les bracelets et les colliers s’échangent uniquement entre individus de rangs sociaux équivalents au sein de leurs groupes respectifs.
Les cérémonies d’échange de ces bijoux permettent ainsi de réaffirmer la hiérarchie en vigueur au sein d’une tribu. Elles donnent également lieu à d’intenses luttes pour le pouvoir et le prestige. Car les hiérarchies peuvent être renversées par le biais de certaines pratiques de don/contre-don. « Donner, c’est manifester sa supériorité (…) ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner, devenir client et serviteur, devenir petit », écrit Mauss.
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L’analyse du potlatch conforte cette thèse. Ce mot désigne une cérémonie d’échanges de dons observée notamment par l’anthropologue Franz Boas (1911) à la fin du XIXème siècle chez des différents peuples amérindiens. Des familles, des clans voire des tribus se réunissent autour d’un totem et s’offrent mutuellement des biens alimentaires et matériels comme des bijoux ou des armes. Boas constate que les individus et les groupes s’y livrent à une compétition dans la prodigalité. Cette surenchère dans les dons n’a d’autre but que d’asseoir leur prestige social et leur emprise sur les autres.
L’anthropologue remarque également que des aliments sont gaspillés en grande quantité et des biens matériels volontairement détruits. Mais ne dilapident ainsi que celles et ceux qui peuvent se le permettre. Irrationnel en apparence, ce gaspillage somptuaire constitue en réalité un mécanisme d'entretien des rapports de force entre groupes ou dans un groupe.
Là encore, toute ressemblance avec la pratique consistant à garnir une table de Noël de trois fois plus de denrées que les convives ne peuvent en ingérer ou celle consistant à offrir des présents onéreux pas toujours utiles qui seront revendus sitôt la fête passée est tout sauf fortuite
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La gratitude comme source d’un lien social durable
L’analyse de la kula et du potlatch convergent pour nous faire comprendre que l’échange de cadeaux à Noël n’est réductible ni à un jeu d’intérêts matériels ni à un simple renvoi d’amabilités. Pour nous en convaincre, Mauss recourt à un troisième et dernier exemple tiré d’observations ethnographiques des Maoris en Nouvelle-Zélande.
Pour ce peuple, certains objets sacrés inclus dans des systèmes de dons/contre-dons sont dotés d’un esprit (le hau). Celui-ci peut exercer une influence maléfique si celui qui a reçu ne veut pas donner ou rendre à son tour. En d’autres termes, l’âme de l’objet rappelle au donataire qu’il est moralement engagé vis-à-vis du donateur.
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Selon M. Mauss, ce que les Maoris conçoivent en termes de magie, les Occidentaux l’interprètent en termes de normes et de valeurs. Le don engendre le sentiment de gratitude qui lui-même incite à rendre la pareille comme le hau crée la peur d’être hanté et pousse à donner en retour.
Un autre précurseur de la sociologie, l’Allemand Georg Simmel (1908), observe même qu’un don crée une forme de dette morale perpétuelle car le fait de rendre n’efface pas le souvenir du don initial. Simmel et Mauss concordent ainsi pour considérer que donner, c’est souvent créer un lien durable avec celle ou celui qui reçoit.
Preuve que l’analyse sociologique des échanges de cadeaux, aussi désenchanteresse peut-elle être parfois, n’est pas totalement incompatible avec la magie de Noël.
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