L’homme des horizons, des anticipations, de la stratégie. Par opposition à l’artisan qui accomplit sa tâche au quotidien, dans son atelier, pour un marché qui ne dépasse pas les limites du village ou du bourg. C’est ainsi que l’historien Jean Favier définit l’entrepreneur du Moyen Âge.
Avec le développement du commerce et des transports, l’apparition du crédit, le marchand peut, au sens propre comme au sens figuré, prendre le large, s’éloigner pour développer ses affaires, trouver de nouveaux clients, élargir son marché. Dès la fin du XVe siècle, à la faveur de l’esprit de la Réforme, des expéditions commerciales s’organisent depuis des provinces de Hollande pour une clientèle connue à l’avance.
C’est l’amorce de la stratégie d’entreprise. En 1600, l’Angleterre crée la Compagnie des Indes orientales, premier pas vers l’entreprise commerciale. La notion de brevet apparaît, ainsi que le papier-monnaie qui facilite les échanges. La Banque d’Angleterre est créée en 1694, alors que la Banque de France ne verra le jour qu’en 1803. Des formes juridiques innovantes, telles que les sociétés en commandite, permettent de mettre en relation détenteurs d’idées et apporteurs de capitaux.
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Remettre ses gains en jeu
Les premières vraies entreprises naissent au gré des progrès techniques. En 1757, la Compagnie des mines d’Anzin est lancée pour exploiter le charbon du Nord. Elle deviendra l’une des premières grandes entreprises industrielles françaises.
En 1816, un marchand de toiles de la Sarthe se lance dans le textile : les Filatures Cohin et Compagnie seront un géant du secteur au XIXe siècle. Il s’agit d’entreprises familiales, menées par des hommes qui parient sur une innovation et mettent leur fortune personnelle sur la table.
Avec des succès notables, à condition de remettre sans cesse ses gains en jeu, c’est-à-dire d’investir et réinvestir. Un exemple : modeste négociant en vins à ses débuts en 1792, Jean-Rémy Moët voit sa fortune croître de 6,2 % par an au cours des années 1820, pour atteindre environ deux millions de francs en 1830.
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L’entrepreneuriat est un phénomène qui intéresse les économistes comme Jean-Baptiste Say, qui commence à théoriser la notion d’entreprise et du risque associé. Pour lui, comme pour Richard Cantillon, l’entrepreneur est avant tout un preneur de risques.
Non seulement il investit son propre argent, mais il évolue en plus dans un monde incertain. Il achète une matière première, la transforme, mais ignore quelle quantité il va pouvoir en vendre et à quel prix. Pour Jean-Baptiste Say, c’est là que repose la différence entre l’entrepreneur et le capitaliste.
L’entrepreneur : histoire d’un rebelle
Avant de désigner un créateur d’entreprise, l’entrepreneur était associé à une figure rebelle, transgressive, guerrière… Né à la fin du XVIe siècle, le mot désignait au départ un fournisseur de l’armée française. Puis, il s’est appliqué à tous ceux qui travaillaient avec le gouvernement du roi pour construire des routes ou des points, ériger des fortifications…
La notion de risque, d’aventure est déjà présente, en même temps que la notion de contrat et d’échange mercantile. Le terme évolue ensuite pour être associé à d’autres domaines : la justice, où l’entrepreneur est celui qui outrepasse ses droits ; la politique, où il œuvre pour réaliser un projet illicite…
L’entrepreneur désigne également dans l’armée, au XVIIe siècle, l’officier chargé des stocks de vivres. On retrouve dès lors la notion de gestion rationnelle de la marchandise, de « management ». Lorsque les économistes (Jean-Baptiste Say ou Étienne Bonnot de Condillac) commenceront à travailler sur le concept, ils récupéreront tout naturellement ce terme pour désigner celui qui se lance dans les affaires.
Trois profils de risqueurs
Le développement de ces premières entreprises met en lumière l’importance cruciale de la responsabilité du dirigeant et la nécessité d’avoir un encadrement juridique clair.
Dès le début du XIXe siècle, trois types de sociétés coexistent en France, qui sont étroitement associées à des types de risques pris par l’entrepreneur : d’abord la société en nom collectif qui engage toute la fortune des actionnaires – si un associé disparaît, la dissolution est prononcée ; ensuite, la société en commandite dans laquelle les actionnaires peuvent être de simples investisseurs ; enfin, la société anonyme – chaque actionnaire n’est responsable qu’à hauteur de la somme qu’il a investie.
L’entreprise n’est plus seulement une idée, c’est aussi désormais une forme juridique.
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D’une menace à l’autre
Dans les années 1920, l’économiste Joseph Schumpeter consacre les notions de risque et de pari sur l’avenir comme socle central de l’entrepreneuriat. Pour lui, « l’essence de l’entrepreneuriat se situe dans la perception et l’exploitation de nouvelles opportunités ».
Joseph Schumpeter
Ni keynésien ni néoclassique, Schumpeter bouscule la pensée économique majoritaire. Il pense que le système capitaliste n’est jamais stationnaire et ne pourra jamais le devenir. Le moteur de ce système est l’innovation et le progrès technique.
De fait, le développement des marchés, de la concurrence, les premiers conflits sociaux, les changements d’actionnaires, font émerger tous les nouveaux risques auxquels l’entreprise va devoir se confronter tout au long de son existence.
Conflits sociaux
Ce sont les luttes et les affrontements dans le domaine de l'activité économique, entre les salariés et leur employeur, qu'il soit privé ou public (conditions de travail, emploi, salaires..)
La crise de 1929 révèle de façon cruelle le risque boursier. La nécessité de se regrouper pour mieux affronter les marchés mondiaux apparaît. À la fin du XIXe siècle, le nombre de petites exploitations de charbon est divisé par plus de quatre en France.
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Ainsi se forment des géants de l’acier… qui seront eux-mêmes victimes de la concurrence chinoise ou indienne dans la seconde moitié du XXe siècle, de l’assurance (groupe Axa à la fin du XXe siècle), de l’agroalimentaire (Danone) ou de la distribution (groupe Carrefour).
D’autres risques se manifestent, par exemple le risque social depuis la révolte des canuts qui ébranle les soyeux lyonnais au milieu du XIXe siècle jusqu’aux récentes grèves qui coûtent des centaines de millions d’euros à la SNCF ou la RATP, en passant par les grandes grèves de 1936 ou de 1968 qui mettent la France à l’arrêt, le risque est vivace.
Les entrepreneurs ne sont pas davantage à l’abri des risques politiques, comme en témoignent le sort des capitaines d’industrie après la Révolution russe ou, moins loin de nous, les nombreuses nationalisations intervenues après la Seconde Guerre mondiale (Renault, notamment) ou lors de l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, en 1981.
Innover ou mourir
Mais surtout, comme le prédisait Schumpeter, l’entreprise, pour survivre, doit innover constamment. L’histoire de Kodak, qui n’a pas su prendre le virage de la photo numérique pour quasiment disparaître, est emblématique, tout comme celle de fabricants de smartphones, de téléviseurs ou d’ordinateurs tombés sur le front du progrès technologique.
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A contrario, qui se souvient que Thuasne, aujourd’hui l’un des leaders mondiaux du textile technique, a démarré en 1847 dans le commerce de rubans et de bandes molletières ? Tout au long de son histoire, l’entreprise a innové – ce qui explique son étonnante longévité. Une preuve supplémentaire que la prise de risques, l’audace, sont au cœur du métier de l’entrepreneur.

Crédits : Pour l'Éco.
Au fait, quelle est l’espérance de vie d’une entreprise ? 55 ans en 1970, 33 ans en 2010… Aujourd’hui, une entreprise sur 10 disparaît chaque année, contre une sur 40 en 1965… Vous avez dit aventurier ?
Crédits photo : [La fraude et la tromperie discutant avec un marchand] par Collaert, Adriaen, 1560?-1618. Bibliothèque municipale de Lyon (N16COL001075). Droit d'utilisation : Domaine public, Licence Ouverte.
La théorie de la firme
Le rôle et le fonctionnement de l’entreprise en tant qu’agent économique n’ont été étudiés par les économistes que récemment. Parmi les principales « théories de la firme », deux sont les plus couramment utilisées.
Adolf Berle et Gardiner Means la développent en 1932 dans leur ouvrage The Modern Corporation and Private Property. L’idée centrale est que le développement de la société par actions et la dispersion de la propriété entre un grand nombre d’actionnaires tendent à entraîner la séparation de la propriété et du contrôle de l’entreprise. Le pouvoir de décision appartient aux managers et la propriété aux actionnaires.
Richard Cyert et James March l’exposent en 1963 dans leur ouvrage A Behavioral Theory of the Firm. Pour eux, l’entreprise est une organisation complexe, constituée de groupes aux intérêts divers, aux objectifs variés et parfois contradictoires. Elle se caractérise donc par des rapports simultanés de conflits et de coopération.