Ses travaux
David Thesmar est professeur au Massachussetts Institute of Technology (MIT). Il a coécrit Le Prix des valeurs (Flammarion, 2022), avec Augustin Landier, professeur à HEC. Le livre aborde avec pédagogie les grandes divergences entre les économistes et l’opinion publique, avant d’analyser les résultats de leur enquête sur les préférences économico-morales dans trois pays (France, Allemagne, États-Unis). Vous pouvez faire le test sur leprixdenosvaleurs.fr.

Pour l’Éco. Pourquoi avoir voulu mesurer le poids économique des valeurs des individus ?
David Thesmar : Dans le débat économique, très axé sur l’efficacité, c’est un point aveugle. Ce n’est pas étonnant, l’efficacité, c’est ce que les économistes savent le mieux mesurer. Mais les gens ont des valeurs qui ne coïncident pas avec l’efficacité économique. Parfois, ils sont prêts à sacrifier un peu de celle-ci pour défendre celles-là et les économistes ne mesuraient pas cet écart.
Justement, comment mesurer le prix des valeurs ?
Nous avons créé un questionnaire qui met en scène différentes situations où l’individu doit arbitrer entre la défense de ses valeurs et le coût économique correspondant. Par exemple, si l’on arrête d’importer des T-shirts de Chine, ils coûteront plus cher, mais en échange, il existe la garantie que ces vêtements n’ont pas été fabriqués par des Ouïghours. Certaines personnes vous disent : « Moi, ça m’est égal, je veux payer mon T-shirt le moins cher possible. » D’autres sont prêtes à payer un surcoût.

Sur la taxe carbone, comme d’autres sujets comme les droits de succession ou la mondialisation, les recommandations des économistes s’opposent complètement à l’opinion générale. Est-ce que ce sont les économistes ou les gens qui doivent changer d’avis ?
La taxe carbone est en effet un excellent exemple du clivage des valeurs encore économiste et population générale : les gens détestent ça, les économistes sont quasi unanimement en faveur de cette solution.
Il n’est pas inutile sur plein de sujets d’essayer de convaincre. Mais la vérité, c’est que dans le cas de la taxe carbone, il est impossible de dire que la pédagogie n’a pas été faite. Les économistes aiment bien l’idée du prix du CO2, parce que cela maxime l’efficacité économique. Mais les études montrent que les gens ont une forte aversion à tout ce qui ressemble à de la régulation par les prix et par les taxes.
Dans notre enquête, nous notons plutôt une aspiration à la régulation par les quantités, par les règles et non pas par les prix. Par exemple, nous avons une question sur les embouteillages et la régulation du trafic en centre-ville : les gens y préfèrent des règles qui embêtent tout le monde de la même façon plutôt que la fixation d’un prix. Avec cette idée qu’au moins Bernard Arnault sera coincé dans les embouteillages de la même façon que le plombier du coin.
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Au cours de votre enquête, quels résultats vous ont le plus surpris ?
Certaines valeurs, qui sont très pourtant importantes pour les individus, sont absentes du débat public. Schématiquement, les valeurs dites de gauche prennent beaucoup de place : compassion pour ceux qui souffrent et aspiration à une forme d’égalité.
Résultat, seuls les gens de gauche paraissent avoir des valeurs, c’est le fameux « monopole du cœur » [de Valéry Giscard d’Estaing répondant à François Mitterrand, en 1974, pendant le débat de l’entre deux tours, NDLR].
Or, comme l’a montré le psychologue américain Jonathan Haidt, les gens de droite ont également des valeurs morales fortes, comme le respect de l’autorité, la loyauté au groupe ou l’aspiration à la liberté pour elle-même, y compris celle de faire des bêtises.
Il se trouve que l’ensemble de ces valeurs compte beaucoup pour expliquer une forme d’aversion générale à l’égard des mécanismes de marché et de la concurrence pure et parfaite. Beaucoup de gens veulent à la fois l’ordre et l’égalité et ceux-là n’aiment pas l’économie.
Si bien que la véritable frontière des valeurs sépare les individualistes, favorables à la concurrence et à la liberté de l’individu, et les « holistes », pour qui le bien-être du groupe doit l’emporter sur celui de l’individu. Ces deux tendances se retrouvent aussi bien à gauche qu’à droite.
Ce clivage était bien visible lors des résultats du premier tour de la présidentielle. Macron est le candidat de l’individualisme (et donc de l’économie) alors que Mélenchon et Le Pen répondent davantage à une certaine forme d’aspiration au collectif.
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Quitte, pour les candidats « populistes », à afficher un certain mépris pour la science économique…
Bien sûr, cela va avec. Le discours est, in fine : ce n’est pas grave, nous sommes prêts à payer pour ces valeurs. Par exemple, que l’immigration coûte ou rapporte à la France n’est finalement pas important pour une partie des électeurs. Ils y sont favorables ou défavorables selon leurs valeurs, mais sans s’appuyer sur une analyse économique coût/bénéfice.
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Le clivage gauche-droite s’est-il définitivement effacé au profit de l’affrontement individualisme/collectivisme ? On pourrait le penser en regardant les résultats électoraux des partis traditionnels. Mais dans notre enquête, le clivage gauche-droite reste très puissant sur un certain nombre de questions. Sur celles qui touchent à la culture au sens large, de la politique culturelle au rapport à l’identité, il ressort de façon très nette. Il apparaît aussi quand on demande aux gens de choisir des allocations budgétaires, un exercice où ils sont obligés de trancher.
Et à la question : « Sur 100 euros de budget public, combien mettez-vous pour chaque mission ? » la réponse des gens de droite est claire, ils veulent des « canons, pas des écoles » – plus de police et de justice, plus de défense et moins d’égalité, d’éducation et de politique sociale que les gens de gauche.
Les candidats qui ont porté des projets écologistes de sobriété ne se sont pas qualifiés au second tour. Cela signifie-t-il que les gens ne sont pas prêts à payer pour la transition verte ?
Sans doute. Plusieurs études montrent que la propension à payer pour le climat est relativement faible, de même que celle pour arrêter la guerre en Ukraine avec Poutine, liée aussi à la question des énergies fossiles. Des sondages ont été faits en Allemagne avec cette question : « Combien êtes-vous prêts à payer pour arrêter de consommer du gaz russe ? ».
La bonne nouvelle, c’est qu’une majorité d’Allemands est prête à payer. La mauvaise, c’est qu’ils ne sont pas prêts à payer beaucoup : l’effort consenti serait largement inférieur au coût réel. Cela pose de vraies questions sur le rôle du leader politique. Doit-il tordre le bras des gens et agir, malgré tout, au nom de valeurs supérieures ? La réalité, c’est qu’on ne donne pas aux gouvernants des mandats clairs afin d’agir pour le climat ou d’arrêter la guerre en Ukraine.
Des jeunes ont réagi très violemment contre leurs aînés face à l’absence de prise en compte de l’enjeu climatique dans le vote. Les valeurs sont-elles différentes selon les classes d’âge ?
Oui. D’ailleurs, le vote extrême est plus élevé chez les jeunes que chez les personnes âgées. Avec l’âge, on apprend davantage à négocier avec les aspirations contradictoires de la vie. Les valeurs doivent compter dans le débat public, c’est le message de notre livre. Il faut juste être prêt à en payer le prix.
