Inflation, mouvement de rachat d’actifs, lutte contre le réchauffement climatique... Après près de deux ans de crise sanitaire liée au Covid, François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France nous livre son analyse sur la situation financière actuelle, en trois volets. Première partie : la stabilité de la monnaie.
Pourquoi lui ?

François Villeroy de Galhau
Haut fonctionnaire français puis directeur général délégué du groupe BNP Paribas, il a été nommé gouverneur de la Banque de France en 2015 et reconduit en novembre 2021.
Jérome Powell, président de la Fed, la banque centrale américaine, vient d’exprimer son inquiétude quant à l’inflation qui s’installe durablement aux États-Unis. Maintenez-vous que ce risque n’existe pas en France, comme vous le disiez début novembre lors des Journées de l’économie ?
Il y a une poussée d'inflation incontestable. Elle est moins forte en zone euro qu'aux États-Unis.
Les derniers chiffres le montrent : l’inflation totale est de +6,2 % aux États-Unis contre +4,9 % en Europe, et quand vous défalquez la composante énergie, extrêmement volatile, on est à +4,2 % aux États-Unis et +2,6 % en Europe.
Inflation
Hausse des prix généralisée, qui conduit à une perte de pouvoir d’achat de la monnaie. On achète moins de choses avec autant de monnaie.
L'objectif fixé par la Banque centrale européenne est une inflation autour de 2 %, ce qui correspond aussi à la définition de la Fed, de la Banque d'Angleterre et de la Banque du Japon.
Banque centrale
Institution financière dont le rôle est d'orienter la politique monétaire et de change, et de contrôler les banques et la création monétaire. Elle assure la stabilité du système monétaire et financier en assurant le rôle de prêteur de dernier ressort.
Pourquoi la stabilité des prix est-elle à 2 % ? Disons qu'à 0, nous ne serions pas assez protégés contre le risque de déflation. Nous ne serons pas à tout moment à 2 % d’inflation – pendant des années, elle était moindre et aujourd’hui ce taux est supérieur –, mais nous visons cet objectif dans la durée.
L’inflation devrait redescendre en dessous de 2% en France d’ici fin 2022.
François Villeroy de Galhau,Gouverneur de la Banque de France
Une fois marquée cette différence, il y a une poussée d'inflation incontestable. Les explications de la poussée de l’inflation sont à trouver du côté de l'offre, pour le dire en termes économiques, très associées au phénomène de redémarrage violent de l'économie : hausse des prix de l'énergie, pénurie de matières premières et de certains composants clés comme les semi-conducteurs.
Ces causes-là sont temporaires. En France, l’inflation ne va pas s’installer durablement. C’est une bosse. Je ne vais pas me risquer à pronostiquer la hauteur exacte de la bosse, à la décimale près, ni sa durée au mois près, mais sur la tendance, il n’y a pas de doute. L’inflation devrait redescendre en dessous de 2% en France d’ici fin 2022. C'est ce qui justifie le maintien d'une politique monétaire patiente, de notre part.
Vous fondez votre analyse sur quels indicateurs ?
Nous devons en même temps rester vigilants, en tant que banquiers centraux, au risque que le temporaire puisse devenir permanent. De ce point de vue-là, il y a une variable clé, c'est l'évolution générale des salaires. Or en Europe, nous ne voyons pas de tension générale sur les salaires – il peut y avoir dans certains secteurs des hausses de salaires justifiées, par exemple dans l'hôtellerie et restauration en France, pour attirer de la main d'oeuvre.
Un phénomène temporaire peut pour autant être sérieux, je mesure les difficultés des chefs d'entreprise. Mais il ne faudrait pas ajouter à ce problème d'offre temporaire un autre problème en freinant la demande - alors que la zone euro ne rencontre pas d'excès de demande - par un resserrement monétaire prématuré. En Europe, la consommation est revenue au niveau pré-Covid. Aux États-Unis, sur les biens matériels, elle est nettement supérieure.
Pour vous,la monnaie, c'est quoi exactement ?
Aujourd'hui apparaissent les cryptoactifs, il y a des actifs de règlement, les fameux "stable coin", etc. La monnaie peut prendre diverses formes, mais il existe des caractéristiques absolument fondamentales qui font de la monnaie un bien public dont les banques centrales sont garantes, et ce, quelle que soit la forme.
Stable coin
Cryptomonnaie dont le prix est indexé à une autre cryptomonnaie, à une monnaie fiduciaire ou à un produit négocié en bourse.
Les trois qualités d'une monnaie sont les suivantes. Elle doit être universelle – au sens acceptée par tous sur au moins un territoire. La deuxième qualité, c'est qu'elle doit offrir des caractéristiques de stabilité en tant que réserve de valeur. Si sa valeur change tout le temps, elle devient moins forte, cette monnaie inspire moins confiance. Ce qui m’amène au troisième point : la monnaie est un élément de fiabilité. Je viens d'employer le mot confiance, une monnaie s'impose parce qu’elle inspire confiance et que derrière, il y a la garantie souveraine et la garantie démocratique dans nos sociétés.
Si je résume de façon encore plus simple : dans la vie quotidienne, une monnaie est une unité qui garde sa valeur et que vous pouvez utiliser pour n'importe quelle transaction, avec n'importe lequel de vos proches, sur un territoire donné.
Si je prends l'exemple des cryptoactifs et du bitcoin, par exemple, ils ne possèdent pas ces caractéristiques. Personne n'est responsable de leur valeur : ils sont extrêmement volatils. Ils ne peuvent être utilisés dans certaines transactions que sur une base volontaire et extrêmement limitée – si les deux parties de la transaction les acceptent.
La stabilité, la centralisation, peut-être même la démocratie, sont remises en cause dans le débat public. Quelles incidences la crise a-t-elle eu sur la monnaie ?
Je ne crois pas que la crise Covid ait remis en cause la stabilité de la monnaie. Au contraire ! 79% des Européens font confiance à l’euro, au plus haut historique [selon la dernière enquête Eurobaromètre Standard, réalisée pendant l’hiver 2021, ndlr]. Et je ne crois pas, heureusement, qu’elle ait remis en cause la démocratie. Si la crise Covid a accéléré quelque chose, c'est la tendance à la digitalisation, c'est-à-dire que l'on utilise davantage les paiements sans contact et à distance.
Vous parliez de démocratie et de souveraineté. A quel point la monnaie est-elle démocratique ? Le gouverneur de la Banque de France n’est pas élu, il est nommé...
Si l’on parle de mon processus de nomination, il se trouve qu'il est en France l’un des plus démocratiques qui soient. Le président de la République propose une nomination, s’ensuit un vote par le Parlement, la commission des finances de l'Assemblée nationale, la commission des finances du Sénat, puis une confirmation par le Conseil des ministres. Ce sont toutes des autorités démocratiques.
Il se trouve que j'ai été nommé une première fois en 2015 et que je viens d’être reconduit en 2021 avec la même procédure. J’ai été soutenu par la commission des finances de l'Assemblée nationale, avec 83 % de voix favorables, et l'unanimité au Sénat.
Je souligne que c’est un consensus transpartisan autour de la monnaie et du fonctionnement de la banque centrale. Je crois que c'est très important pour nous donner cette légitimité démocratique. La contrepartie, c’est l’indépendance. Pour défendre cette fameuse valeur de la monnaie, la banque centrale n'a pas le droit de recevoir d'instructions du gouvernement, de tel parti politique mais aussi des intérêts privés. C'est extrêmement important. À l’expérience, une banque centrale indépendante protège mieux la valeur de la monnaie.
Cela ne veut pas dire que pendant les six ans de mon mandat, je n'ai pas à rendre compte de l'action de la Banque de France, ou de l'action de la Banque centrale européenne. Christine Lagarde, qui a été nommée à peu près selon la même procédure mais à l’échelle européenne, rend des comptes au Parlement européen. L’indépendance ne signifie pas l'absence de démocratie : nous sommes nommés selon une procédure démocratique et rendons compte à la démocratie. L'indépendance nous permet de mieux assurer notre mandat, c'est-à-dire la défense de la valeur de la monnaie.
Votre homologue américain a, lui aussi, été reconduit. Que pensez-vous du nouveau mandat de Jérôme Powell à la tête de la Fed ?
Je pense que c’est une bonne chose. D’abord, c'est une reconnaissance de son indépendance. Il faut se rappeler que Jerome Powell a su résister à Donald Trump. Et donc, lui donner un mandat plus long à coloration bipartisane, c’est reconnaître son indépendance.
Réserve fédérale américaine (Fed)
Banque centrale des États-Unis créée en décembre 1913. Elle poursuit trois missions : en plus de la stabilité des prix (que la Banque de France garantit aussi), elle œuvre pour le plein emploi et des taux d'intérêt à long terme modérés. Son président Jerome Powell, un avocat et banquier libéral, a été nommé à sa tête par Donald Trump en 2018, puis reconduit par Joe Biden en novembre 2021.
Ensuite, c'est aussi une reconnaissance de sa compétence et de celle de son équipe. Pour ne vous citer qu’un exemple : la façon dont Powell a communiqué sur le fameux "tapering", c'est-à-dire la diminution des achats d'actifs de la Fed, commencée depuis novembre. C’est une opération bien menée, annoncée à l’avance, elle n'a donc pas surpris les acteurs économiques et financiers.
Tapering
Réduction progressive du soutien extraordinaire que les banques centrales apportent à l’économie (politique d’assouplissement monétaire) à travers leurs programmes d’achats de titres ("quantitative easing").