La thèse d'Adam Smith, texte original
« Dans la solitude, nous sommes enclins à sentir trop fortement tout ce qui se rapporte à nous. La conversation d’un ami nous ramène à un tempérament meilleur, et celle d’un étranger à un tempérament meilleur encore.
L’homme au-dedans du cœur, le spectateur abstrait et idéal de nos sentiments et de notre conduite, demande souvent à être éveillé et amené à son devoir par la présence d’un spectateur réel. Et c’est toujours du spectateur de qui nous pouvons attendre le moins de sympathie et d’indulgence, que nous sommes susceptibles d’apprendre la leçon de maîtrise de soi la plus complète.
Êtes-vous dans l’adversité ? Ne vous lamentez pas dans les ténèbres de la solitude, ne réglez pas votre chagrin sur la sympathie indulgente de vos amis intimes. Retournez, dès que possible, à la lumière crue du monde et de la société. Vivez avec des étrangers, avec ceux qui ne savent rien de votre infortune, ou n’y prêtent aucune attention.
N’évitez pas même la compagnie de vos ennemis ; donnez-vous plutôt le plaisir de mortifier leur joie malveillante en leur faisant sentir combien peu vous êtes affecté, combien vous êtes au-dessus de leur malheur.
Êtes-vous dans la prospérité ? Ne vous bornez pas à jouir de votre bonne fortune à l’intérieur de votre maison, dans la compagnie de vos amis, de vos flatteurs peut-être, de ceux qui bâtissent sur votre fortune l’espoir d’installer la leur. Fréquentez des hommes qui ne dépendent pas de vous, qui ne peuvent vous accorder de prix que pour votre caractère et votre conduite, non pour votre fortune.
La convenance de nos sentiments moraux n’est jamais aussi susceptible d’être corrompue que lorsqu’un spectateur partial et indulgent est proche, tandis que le spectateur indifférent et impartial reste lointain.
De la conduite d’une nation indépendante envers une autre, les nations neutres sont les seuls spectateurs indifférents et impartiaux.
Quand deux nations sont en conflit, le citoyen de chacune d’elles se soucie peu des sentiments que les nations étrangères peuvent nourrir sur sa conduite. Toute son ambition est d’obtenir l’approbation de ses concitoyens.
Et comme ceux-ci sont tous animés des mêmes passions hostiles que lui, il ne peut jamais tant leur plaire qu’en outrageant et en offensant leurs ennemis. Le spectateur partial est proche, le spectateur impartial est très éloigné. C’est pourquoi dans la guerre et les négociations, les lois de la justice sont très rarement observées. La vérité et la loyauté sont presque totalement négligées. »
Théorie des sentiments moraux, troisième partie, chap. III : « De l’influence et de l’autorité de la conscience », Adam Smith
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Qui suis-je ?
Philosophe et économiste, Adam Smith (1723-1790) est le pionnier de l’économie politique. Considéré par la tradition comme l’inspirateur du capitalisme libéral, avec son Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), c’est pourtant avant tout un penseur de la philosophie morale, dans le sillage des Lumières écossaises.
La Théorie des sentiments moraux (1759), en explorant les motivations humaines de nos actions, propose une philosophie du lien social qu’on ne retrouve que de façon très partielle dans sa théorie du marché, dans la mesure où elle prend à contre-pied la vision rationnelle de l’intérêt privé.
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Par ce qui est son premier ouvrage publié, Adam Smith renvoie dos à dos la morale sensible et contractuelle défendue par Francis Hutcheson ou David Hume, notamment dans le Traité de la nature humaine (1739-40), à rebours du cartésianisme, à celle, universelle et rationnelle, préconisée par Emmanuel Kant, champion de la loi morale imprescriptible.
Partisan des « sentiments moraux », Smith offre également une autre voie possible pour l’économie politique que celle qui lui est pourtant attribuée par la tradition de l’économie orthodoxe.
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En lieu et place de l’individualisme possessif cherchant à suivre son intérêt égoïste, guidé par l’amour-propre, il préconise au contraire une morale altruiste de la sollicitude, soucieuse de coopération et de confiance, guidée par les sentiments, qui ne récuse ni la générosité ni la bienveillance.
Cette économie des affects, en prise directe avec les comportements sociaux et qui concerne aussi bien les individus que les nations, est à rebours de ce que la tradition a cherché à retenir de l’œuvre de Smith, d’abord au XIXe siècle au sein de l’école classique, sous la plume de James Mill, David Ricardo, Jean-Baptiste Say ou John Stuart Mill, puis au XXe siècle, chez les néoclassiques, sous l’égide de Léon Walras, Friedrich Hayek ou Paul Samuelson, soucieux de modélisation mathématique, arc-boutés sur l’hypothèse de rationalité des comportements individuels de l’homo œconomicus.
C’est à l’aide d’une métaphore théâtrale qu’est conceptualisée cette approche opposant le « spectateur indifférent et impartial » au « spectateur partial et indulgent ».
Ce dernier est en mesure de se forger, par sympathie ou empathie, une juste appréciation du mérite moral d’autrui. Il n’est pas sans rapport avec ce que l’on appelle, depuis une trentaine d’années, l’économie du care, terme anglais difficile à traduire puisqu’il désigne à la fois l’attention, la prévenance, le souci de l’autre et la sollicitude.
Dessin de Gilles Rapaport
Non à la valeur d’usage
Ce courant de pensée hétérodoxe envisage le soin (care) dans une conception élargie qui dépasse l’univers médical et sanitaire, non seulement comme une réponse éthique aux besoins humains – à rebours de la valeur d’usage sur laquelle sont indexées les relations d’échange –, mais encore comme une dimension constitutive de la vie humaine, aussi bien au plan individuel que collectif.
L’agent économique n’est plus dès lors animé par la stratégie de maximisation de son profit au moyen d’un calcul rationnel, mais par la conscience subjective de son imperfection, de ses limites, autrement dit par la perception de ses émotions et sentiments, qui lui servent de guide dans son rapport à autrui comme au monde qui l’entoure.
Ce renversement conceptuel, qui replace la psychologie et la sociologie au cœur de l’économie, est le fondement d’une conception humaniste, affective et personnelle de la philosophie politique.
Elle est particulièrement prégnante dans l’économie féministe, l’économie du comportement ou encore celle du don : prenant acte de la vulnérabilité de l’humain, de la fragilité du monde et de l’essoufflement du modèle productiviste, elle exhorte à un changement de cap dans l’activité économique, enfin respectueuse des enjeux environnementaux, sociaux, politiques et culturels.
À l’heure de la crise écologique, offrant un implacable révélateur des défaillances du marché comme des insuffisances des États, l’économie du care peut à bon droit apparaître, non seulement comme une voie alternative, mais encore comme une voix de résistance à l’obsolescence programmée du monde qui vient.