« En sanskrit, la langue ancienne de l’Inde, il y a 16 mots pour désigner le bonheur. En allemand, un seul. Est-ce que cela signifie que les Indiens sont plus heureux ? Ou juste qu’ils savent en parler correctement ? », interrogeait il y a quelques années le graphiste Stefan Sagmeister dans son exposition « The Happy Show ».
Les humains n’ont pas tous la même façon de l’évoquer, mais pour la plupart d’entre eux, au cours de la vie, certains âges sont plus propices au bonheur. C’est ce que montrent les données de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee).

Chiffres : Insee (Eurobaromètres 1975-2000) - Portrait social 2008. Graphique : Pour l'Éco.
Durant les études supérieures et les premières années de vie active, le bonheur déclaré est particulièrement élevé sous l’effet combiné de l’insouciance, des perspectives et des aspirations. Puis le bonheur tend à décroître au fur et à mesure que les gens avancent en âge, de la trentaine jusqu’à 45-50 ans. Ensuite, la courbe remonte.
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Cette tendance se vérifie dans la plupart des pays. Une étude américaine publiée en janvier 2020 démontre que l’âge auquel on est censé être le moins heureux est de 47 ou 48 ans, selon les pays. Plusieurs explications sont avancées. Dans la première phase, le poids grandissant des responsabilités, l’éducation des enfants, la pression professionnelle, nuisent au bonheur.
Puis avec l’âge, les individus adaptent leurs aspirations aux possibles, ils cessent d’être frustrés, retrouvent des marges financières avec l’émancipation des enfants. La courbe poursuit sa croissance et atteint un maximum vers 70 ans. Les problèmes de santé entament ensuite le sentiment de bonheur ressenti.
Rivalités vers 45-50 ans
« Quand on est jeune, on est préoccupé par exemple par les relations sociales, qui engendrent une élévation immédiate du bonheur. Au-delà de 30 ans, les impératifs se multiplient et autour de 45-50 ans, on a encore des rêves, mais les possibilités physiques et sociales sont moins grandes.
Ensuite, plus on avance en âge, plus on a le sentiment gratifiant d’avoir accompli un certain nombre de choses, ce qui contribue probablement à la satisfaction dans la vie exprimée dans nos données », analyse Stéphane Legleye, chef de la division Conditions de vie des ménages à l’Insee.
C’est entre 45 et 50 ans que les inégalités de revenus entre individus d’une même génération ont tendance à être les plus criantes.
Claudia Senik,professeure à l’École d’économie de Paris.
« Avec des collègues, nous avons remarqué que c’est entre 45 et 50 ans que les inégalités de revenus entre individus d’une même génération ont tendance à être les plus criantes. C’est donc le moment de la vie où la rivalité est la plus forte, ce qui influence certainement le bonheur ressenti », avance Claudia Senik, professeure à l’École d’économie de Paris, à la Sorbonne, et spécialiste française de l’économie du bonheur.
Le revenu et ce qu’on en fait
Mais alors, qu’est-ce qui rend heureux ? « Les quatre éléments déterminants du degré de satisfaction dans la vie dont nous sommes sûrs à l’Insee sont le niveau de revenus, l’âge, la qualité des interactions sociales et la bonne santé », affirme Stéphane Legleye.
« Du revenu dépend le pouvoir d’achat, or c’est ce qui détermine le pouvoir de décision pour tout ce qui est marchand. C’est donc l’un des éléments favorisant le bonheur », confirme Claudia Senik.
Mais attention, « posséder une grosse somme d’argent sur son compte en banque ne suffit pas. Ce qui impacte le plus le niveau de satisfaction dans la vie, c’est le fait d’être satisfait ou non de ses conditions matérielles de vie. Il faut donc le dépenser à bon escient.
Or, plus on a un niveau de vie élevé, plus on est libre de ses choix en la matière : on peut choisir son lieu de résidence, le type et la taille de son logement, l’isolation du froid, du bruit, de la chaleur. La zone géographique où l’on vit compte aussi : l’accès aux services publics, l’offre sportive et culturelle…
On considère donc à l’Insee que ces choix sont des réalisations du revenu et qu’ils influent sur le niveau de satisfaction dans la vie », indique Stéphane Legleye.
Le niveau de revenus compte, donc, mais pas seulement. D’ailleurs, la courbe du bonheur exprimé ne suit pas celle de l’évolution du revenu moyen au cours de la vie. Celui-ci a tendance à progresser de manière continue entre 20 et 60 ans, d’après l’Insee. Les conditions de travail au sens large impactent grandement le moral.
La dimension culturelle et interprétative
« La proximité du lieu de travail, le fait d’occuper un emploi qualifié sont des éléments qui favorisent le bien-être sur un territoire géographique. En France, plus qu’ailleurs, le revenu et les conditions de travail sont particulièrement importants », observe Lise Bourdeau-Lepage, professeure de géographie à Lyon.
L’une des conditions essentielles du bonheur est d’avoir une activité professionnelle.
Claudia Senik,professeure à l’École d’économie de Paris.
« Occuper un emploi augmente la satisfaction générale dans la vie, mais il faut que ce travail ait un sens pour soi, et bénéficier de conditions de travail satisfaisantes (des horaires qui laissent du temps le soir pour faire autre chose, un degré de stress limité) », note Stéphane Legleye.
Avoir un emploi fait partie des prérequis pour s’insérer socialement, ce qui fait dire à Claudia Senik que « l’une des conditions essentielles du bonheur est d’avoir une activité professionnelle. Contrairement à d’autres chocs que l’on peut subir, on ne s’habitue jamais à la perte d’emploi, à la situation de chômage et cela joue sur le bonheur, car on perd son statut social », explique-t-elle.
Par ailleurs, au-delà d’un certain seuil de revenus annuels, des études ont montré que le degré de bonheur ressenti n’est pas spécialement plus élevé. Les économistes du bonheur parlent de « phénomène de rendement décroissant du niveau de vie sur la satisfaction générale dans la vie ».
Ils ont constaté, relate Stéphane Legleye, que « l’effet du niveau de vie est décroissant : il est très fort au début, car le revenu apporte la possibilité de combler des besoins essentiels, secondaires, puis accessoires ».
Une fois atteint un revenu suffisant pour combler largement les besoins accessoires, le degré de satisfaction dans la vie n’augmente plus significativement. Les 1 % les plus riches n’expriment pas forcément une satisfaction toujours plus élevée par rapport à la moyenne des 20 % les plus aisés. Un constat qui encourage à la nuance.
Le revenu, même s’il y contribue, est loin d’être le seul facteur d’évolution du bonheur. Et bien sûr, les informations concernant le bonheur supposé d’une tranche d’âge sont obtenues en faisant des moyennes.
À l’échelle individuelle, chacun a sa manière personnelle d’évaluer sa situation, ses aspirations et d’apprécier son bien-être. Selon les pays, le degré de bonheur ne suit pas forcément l’évolution du niveau de richesse. Les Brésiliens et les Colombiens ont tendance à se déclarer bien plus heureux que les Américains, malgré un PIB national plus faible.
« Il est important de comprendre qu’il existe une dimension culturelle et interprétative au bonheur. Cela dépend de la relation entre ce qu’on attend et ce qu’on vit. Cela dépend des aspirations. Ainsi, il est probable que les Français aient des aspirations élevées, une référence à un âge d’or enjolivé de la France. D’où cette sorte d’insatisfaction persistante dont on entend souvent parler », conclut Claudia Senik.
Pour aller plus loin
La conférence TED (en vidéo) « 7 règles pour produire plus de bonheur », Stefan Sagmeister
L’étude « Le bonheur attend-il le nombre des années ? », Cédric Afsa et Vincent Marcus, France-portrait social,Insee, 2008
Le rapport « Le bien-être en France », sous la direction de Mathieu Perona et Claudia Senik, Cepremap, 2020