C’est l’ouvrage qui a contribué à façonner la légende de Keynes, économiste un rien prophète, célébré pour ses intuitions parfois géniales. Il publie Les conséquences économiques de la paix en décembre 1919, un peu plus de six mois après avoir démissionné de la délégation britannique à la conférence de la paix de Paris.

De janvier à mai 1919, il représente en effet Her Majesty’s Treasury, l’équivalent de la Direction générale du Trésor outre-Manche, dans les âpres négociations entre les Allemands et les Alliés à propos des réparations de la Grande Guerre.
John Maynard Keynes y défend une ligne pragmatique. Il milite pour qu’un chiffrage réaliste des dommages de guerre soit mené et que des réparations à la fois proportionnées et soutenables soient exigées de l’Allemagne. Dans le memorandum préparatoire aux négociations qu’il adresse dès octobre 1918 au gouvernement britannique, il écrit : « Si on veut traire l’Allemagne, on ne doit pas d’abord la ruiner ».
À lire aussi > [Fiche] Qui est Keynes, l'inspirateur du New Deal ?
Et il avertit déjà : « Une indemnité si élevée qu’elle ferait perdre tout espoir à la population allemande risque d’aller à l’encontre du but fixé ». Au fil des discussions, l’économiste comprend que sa ligne est minoritaire et, après moult tentatives avortées d’infléchir les positions des responsables britanniques, américains et français, il quitte Paris désabusé et s’attelle à la rédaction de son essai.
Sanctionner l’Allemagne au risque d’étouffer son économie
Publié à compte d’auteur, Les conséquences économiques de la paix est un succès éditorial retentissant. Vendu à 100 000 exemplaires et traduit rapidement en plusieurs langues, ce livre installe durablement Keynes comme une figure respectée dans le débat public sur les questions économiques et politiques en Occident.
À lire aussi > "Monde d'après" : dans les années 20, l’impossible retour à la normale
Si on veut traire l’Allemagne, on ne doit pas d’abord la ruiner.
John Maynard KeynesLa thèse de cet essai est simple : les demandes de réparations exigées de l’Allemagne sont disproportionnées, le pays ne pourra pas s’en acquitter et ces sanctions vont au contraire étouffer son économie, entretenir les Allemands dans un esprit revanchard et compromettre ce que Keynes nomme déjà « l’unité économique de l’Europe ».
À lire aussi > Destruction, inflation, innovation : le bilan paradoxal des guerres
Très vite, certaines de ses prédictions s’avèrent justes. L’Allemagne cesse par exemple tout paiement dès 1930 et n’acquittera qu’environ un cinquième des 132 milliards de marks-or réclamés. Et le scénario du pire envisagé par Keynes en 1919 prend corps au fil des années 1930 : « (…) [La] revanche, nous pouvons le prédire, ne se fera pas attendre. Rien alors ne pourra retarder, entre les forces de réaction et les convulsions désespérées de la Révolution, la lutte finale devant laquelle s'effaceront les horreurs de la dernière guerre et qui détruira, quel que soit le vainqueur, la civilisation et le progrès de notre temps. »
Éviter une « Weimar Russia »
Ces mises en garde de Keynes à propos des conséquences des sanctions économiques décidées à l’issue de la Première Guerre mondiale peuvent être (prudemment) transposées au contexte actuel. Si les deux conflits n’ont rien de comparable, il est frappant de remarquer que certains analystes craignent la constitution d’une « Weimar Russia » en écho à la République allemande de Weimar (1918-1933).
À lire aussi > Analyse de film. Quand les nazis tentaient le bombardement monétaire
Cette expression a été forgée par l’historien britannique Tony Judt pour désigner un état d’esprit émergent au sein de la nation russe, dont l’humiliation et l’appauvrissement consécutifs à la chute de l’URSS ont alimenté un sentiment anti-occidental prégnant dans certaines couches de la population.
Pour éviter que les sanctions économiques ne l’exacerbent davantage, les chancelleries occidentales ont d’ailleurs calibré leurs premières mesures de rétorsion afin qu’elles affectent en priorité le complexe militaro-industriel et l’élite économique du pays.
À lire aussi > Guerre en Ukraine : Comment les sanctions mènent la Russie au défaut de paiement
Lire Keynes mais ne pas le prendre au pied de la lettre
Lire ou relire Keynes pour mieux analyser les conséquences potentielles des sanctions prises à l’encontre de la Russie n’exonère pas d’un examen critique de sa thèse. Or des travaux récents ont déboulonné l’économiste de sa statue d’oracle.
Dans un article de la Revue de l’OFCE, Antoine Parent et Gilles Vergnon relèvent au moins trois limites à la thèse de Keynes. Premièrement, il a largement sous-estimé les dommages de guerre subis par la France et, dans ses calculs, a eu tendance à favoriser son propre pays. Deuxièmement, il semble aujourd’hui établi que l’Allemagne aurait eu les moyens financiers d’acquitter ses dettes si une volonté politique en ce sens avait existé outre-Rhin.
Troisièmement, un relatif consensus existe aujourd’hui en histoire pour considérer qu’Hitler n’est pas « le produit du Traité de Versailles », de même que la Seconde Guerre mondiale n’est pas la conséquence mécanique de l’application de ce que certains Allemands appelaient le « diktat ». Pour expliquer la survenue de la guerre de 1939-1945, les historiens mobilisent aujourd’hui un faisceau de causes plus large, irréductible au seul aspect des sanctions économiques.
Ces réserves étant émises, Les conséquences économiques de la paix semblent conserver une certaine actualité. Keynes y écrit notamment : « La politique qui consisterait à réduire à la servitude une génération d’Allemands, à abaisser le niveau de vie de millions d’êtres humains et à priver de bonheur une nation tout entière serait odieuse et abominable (…) [Les] nations ne sont autorisées ni par la religion ni par la morale naturelle à faire retomber sur les enfants de l’ennemi les crimes de leurs parents ou de leurs maîtres. »
À l’heure où les discussions vont bon train à propos d’un éventuel embargo sur le pétrole et le gaz russes, mesure qui ne manquerait pas de provoquer une brutale chute du PIB du pays et donc du niveau de vie de sa population, cette leçon de Keynes mérite certainement d’être méditée.