Visionnaire pour les uns, charlatanesque pour les autres. La thèse de la « fin de l’histoire » est en tous cas l’une des contributions au débat d’idées les plus commentées de ces dernières décennies. Francis Fukuyama la formule quelques mois avant la chute du mur de Berlin dans un article de The National Interest (1989).
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Selon lui, la diffusion des valeurs et des modes de vie occidentaux dans la seconde moitié du XXème siècle a instillé un profond désir pour la paix et le bien-être matériel dans les esprits de tous les peuples du monde. Pour le satisfaire, tous les gouvernements, y compris les plus autoritaires, instaurent peu à peu un strict respect de la propriété privée et de la liberté d’entreprendre, conditions sine qua non de la création de richesses dans une économie capitaliste.
Ce premier acquis en termes de droits individuels ouvre ensuite la porte à la garantie d’autres libertés fondamentales (de conscience, de vote, de la presse, etc.), économie de marché et démocratie se renforçant mutuellement pour aboutir à « l’universalisation de la démocratie libérale occidentale comme forme finale de tout gouvernement humain » estime F. Fukuyama.
Le conseiller de Ronald Reagan complète cette thèse par la publication de The End of History and the Last Man (1992), un essai dans lequel il affirme que la mondialisation économique et culturelle va progressivement émousser les volontés impérialistes des grandes puissances jusqu’à rendre peu probable la survenue d’une troisième guerre mondiale.
Une théorie du « doux commerce » qui remonte à Montesquieu
Si la thèse de Fukuyama s’inscrit avant tout dans le champ de l’étude des relations internationales, elle s’appuie aussi sur une idée-force relevant de l’économie selon laquelle les échanges commerciaux nous prémuniraient de la guerre ouverte et le marché possèderait des vertus pacificatrices.
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Cette conception est ancienne. Sa formulation la plus célèbre se lit certainement sous la plume de Montesquieu qui écrit dans le livre XX de De l’esprit des lois (1758) : « Le commerce guérit des préjugés destructeurs et c'est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces. »
L’invasion russe de l’Ukraine ne constitue qu’un des nombreux démentis factuels à la validité de cette croyance, ce qui légitime que nous nous interrogions : en quoi cette théorie du « doux commerce » est-elle contestable ?
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De la libre concurrence à l’expression de la volonté de puissance
L’analyse économique et les sciences sociales apportent de nombreuses réponses à cette question. L’une des premières est que la libre concurrence porte en elle-même les éléments de sa propre remise en cause par les conflits économiques et militaires.
Cette perspective est défendue par Joseph Aloïs Schumpeter (1919 et 1942) qui observe que le libre jeu du marché implique le respect d’un certain nombre de règles tout en valorisant la poursuite des intérêts particuliers.
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Quand cette dernière prend le pas sur les autres valeurs, certains acteurs économiques ou étatiques s’émancipent du droit et laissent libre cours à leurs volontés de puissance. Ainsi subvertie, la lutte concurrentielle peut mener à des « guerre économiques et déboucher sur la formation d’ « empires » monopolistiques par l’éradication des adversaires ».
L’ « économie-monde » n’a pas apporté la paix universelle
Immanuel Wallerstein (1974 et 1996) est un autre pourfendeur de la théorie du « doux commerce ». Il constate l’existence de ce qu’il nomme une « économie-monde », c’est-à-dire un espace économique intégré à l’échelle mondiale au sein duquel les échanges commerciaux se sont progressivement développés.
Loin de souscrire à la vision d’une mondialisation pacificatrice, il estime que l’extension de cette « économie-monde », du commerce triangulaire du XVIème siècle aux rapports de force commerciaux contemporains, a toujours procédé par le conflit. Pour lui, l’ « économie-monde » repose sur la différenciation et la hiérarchisation productive des États et des espaces selon un principe « centre-périphérie ».
Analysant notamment le cas de l’Espagne, il montre que cette hiérarchie n’est pas immuable mais que son renversement a généralement été provoqué par des guerres.
Les interdépendances ne sont pas aussi fortes qu’on le suppose
Les tenants de la théorie du « doux commerce » opposent à cette conception une corrélation indéniable entre la diminution de la fréquence des conflits armés et le développement du commerce international depuis l’après-guerre.
Le raisonnement sous-jacent à cette observation est que l’interdépendance commerciale grandissante entre les États les désinciterait fortement à se faire la guerre, le coût économique d’une intervention militaire pour un pays étant pour partie fonction croissante du degré d’extraversion, c’est-à-dire de l’ouverture internationale, de son économie.
Il ne faut cependant pas surestimer le poids du commerce international. Certes, selon la Banque mondiale, les échanges de biens et de services entre pays représentaient 16,6% du produit intérieur brut (PIB) mondial en 1960 contre 51,2% en 2008. Mais, depuis lors, ce chiffre a diminué (45,8% en 2018 et 43,9% en 2019), la croissance du volume des importations et des exportations semblant atteindre un palier. Par ailleurs, le degré d’extraversion des économies est très variable.
En 2020, les échanges extérieurs de l’Allemagne se montaient à 66,3% de son PIB contre seulement 38,6% pour la Russie. Enfin, ces flux se réalisent pour l’essentiel entre pays voisins et (souvent) amis, le commerce international étant marqué par un processus régionalisation.
Par exemple, si la Chine était bien le deuxième partenaire commercial de la France en 2020 et les États-Unis le sixième, le reste du top 10 était uniquement constitué de pays européens. Tout ceci prouve bien que les interdépendances produites par l’essor du commerce international existent bel et bien mais ne sont peut-être pas aussi fortes qu’on le suppose parfois.
Cette moindre prégnance des interdépendances, le caractère ontologiquement conflictuel du fonctionnement de l’économie-monde et la subversion parfois violente de la libre concurrence sous l’effet des volontés de puissance de certains acteurs sont trois des facteurs qui expliquent pourquoi la « fin de l’histoire » théorisée par Fukuyama n’est pas encore advenue. Et pourquoi elle n’aura (vraisemblablement) jamais lieu.
Notes. Les travaux académiques mobilisés ou assimilés par ordre de citation :
Francis Fukuyama, « The End of History ? », The National Interest (1989)
Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man (1992)
Joseph Aloïs Schumpeter, « Contribution à une sociologie des impérialismes » (1919) in Impérialisme et classes sociales (1972)
Joseph Aloïs Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie (1942)
Immanuel Wallerstein, Le système-monde du XVème siècle à nos jours (volume 1, 1974)
Immanuel Wallerstein, Le capitalisme historique (1996)