« Le genre d’études que vous trouverez ici ne figure pas dans les manuels d’économie, mais ça pourrait bien changer. » Voilà qui annonce tout de suite la couleur des Freakonomics (« science économique saugrenue »). Le projet est né en 2005 de la rencontre entre Stephen J. Dubner, journaliste et écrivain, et Steven D. Levitt, professeur d’économie à l'université de Chicago.
Prostitution, trafic de crack, annonces immobilières ou encore combats de sumo truqués, leurs travaux consistent à explorer la face cachée d’à peu près tout. « Quel rapport avec la science économique, vous demanderez-vous ? » Pour Levitt et Dubner, leur approche économique « décrit de façon systématique » les petites énigmes de la vie quotidienne : comment les gens prennent leurs décisions ; comment ils choisissent de ne pas toucher à une importante somme d’argent ; pourquoi ils ont tendance à sanctionner certains comportements et à en récompenser d’autres…
Bref, ils utilisent l’importante palette d’outils qu’offre l’économie pour évaluer n’importe quel groupe d’informations, récoltées par leurs soins ou par d'autres économistes, déterminant une situation ou un acte. « Une façon de répondre à des questions que vous n’aviez pas conscience de vous poser. » Démonstration.
Pourquoi les dealers vivent-ils encore chez leur maman ?
Pour y répondre, le duo s’est plongé dans les travaux de Sudhir Venkatesh. Ce sociologue et ethnographe urbain a partagé pendant plusieurs années le quotidien des Black Disciples, un gang de la banlieue de Chicago. Le fonctionnement de ce gang « ressemblait à s’y méprendre à la plupart des commerces américains, et peut-être plus que tout à McDonald’s », écrivent Levitt et Dubner.
À la manière d’une franchise, la branche de l’organisation des Black Disciples étudiée par Venkatesh comptait à sa tête un gérant nommé J.T. qui rendait compte à une direction centrale et leur versait 20 % de ses revenus contre le droit de vendre du crack dans une zone précise. Sous les ordres de J.T., se trouvaient trois officiers (un homme de main, un trésorier et un coursier) et eux-mêmes dirigeaient des vendeurs de rue (environ 50), appelés « fantassins ».
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D’après les carnets de comptes du gang, J.T. se versait 8 500 dollars par mois, soit 66 euros dollars de l’heure. Il rétribuait chacun de ses officiers 700 dollars par mois (soit un taux horaire autour des 7 dollars). Quant aux fantassins, ils étaient payés autour de 3,3 dollars de l’heure.
Conclusion ? La situation de ces vendeurs de rue est très semblable à celle de l’équipier chez McDo : des conditions de travail pénibles et un salaire faible, face à un nombre important de candidats pour le poste. Si les trafiquants de drogue vivent encore chez leur maman, « c’est donc qu’excepté les gros bonnets, ils ne gagnent pas beaucoup d’argent et n’ont pas d’autre choix que d’y rester ».
Comment la légalisation de l’avortement fait baisser la criminalité ?
Avant les années 1990, les États-Unis ont vu la courbe reflétant le taux de criminalité grimper en flèche : décès par arme à feu, car-jacking, trafics, vols, viols… Les experts multipliaient les alertes : la situation allait mener au chaos. Et puis, d’un coup, les courbes sont retombées.
Contrôle des armes ? Nouvelles méthodes policières ? Hausse de l’emploi ? Non. Ce qui a amplement contribué à la baisse de la criminalité est incarné par une jeune femme nommée Norma McCorvey, plus connue sous le pseudonyme de Jane Roe. Suite à sa plainte dans une procédure visant à légaliser l’avortement, les juges de la Cour suprême se sont prononcés en sa faveur en 1973, légalisant alors l’IVG aux États-Unis1. « Or, en matière de criminalité, tous les enfants ne naissent pas égaux », expliquent Levitt et Dubner. Un enfant naissant dans un environnement familial défavorable a sensiblement plus de risques qu’un autre de devenir criminel.
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De nombreux travaux montrent que les femmes les plus susceptibles d’avorter sont souvent pauvres, seules ou très jeunes. Ces facteurs – un milieu précaire, une famille monoparentale ou le fait d’avoir une mère adolescente – comptent parmi les plus forts indicateurs annonçant une délinquance future. « L’arrêt Roe vs Wade a donc eu des conséquences importantes, mais des années plus tard, au moment précis où ces enfants non désirés et davantage prédisposés au crime que la moyenne auraient été en âge de s’initier au crime. La criminalité a donc fondu comme neige au soleil. »
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Quel est le point commun entre une prostituée et un père Noël de grand magasin ?
A priori, aucun ! Mais ça, c’était avant les Freakonomics. « Le modèle économique de la prostitution repose sur un postulat simple, rappellent Levitt et Dubner. Depuis que le monde existe, les hommes ont toujours aspiré à davantage de rapports sexuels qu’ils ne pouvaient en obtenir gratuitement. Il en résulte immanquablement une offre émanant de femmes disposées à satisfaire cette demande moyennant une juste rémunération. » De quel montant exactement ?
Pour le savoir, les auteurs ont à nouveau épluché les travaux du sociologue Sudhir Venkatesh. Sur deux ans, ce dernier a recueilli des informations auprès de 160 prostituées dans trois quartiers de Chicago. Premier constat, plusieurs facteurs influent sur leur salaire : le type de prestation (pénétration anale, vaginale, fellation, stimulation manuelle) ; certaines caractéristiques du client (le prix varie s’il est noir, blanc ou hispanique) ; le « lieu de consommation » (le prix d’une passe est plus élevé dans des locaux car il faut amortir le loyer).
Si l’on établit une moyenne, « la prostituée type de Chicago South Side travaille 13 heures par semaine, durant lesquelles elle accomplit 10 passes, pour une rémunération horaire de 27 dollars environ. Sa paie hebdomadaire est de 350 dollars (dont, en moyenne, 20 dollars volés au client) ».
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Néanmoins, en fonction des périodes de l’année, la rémunération peut être amenée à évoluer. Autour de la fête nationale américaine (le 4 juillet) par exemple, la demande de services sexuels bat tous les records. Chicago est envahie de familles et de groupes d’amis qui y organisent des rassemblements. « Mais, pour certains participants à ces réjouissances, la perspective de faire la conversation à leur tante Ida devant une citronnade n’est pas assez stimulante », ironisent les auteurs des Freakonomics.
Que font alors les prostituées ? « Ce que n’importe quel chef d’entreprise avisé ferait : elles augmentent leurs prix de 30 % et multiplient leurs heures supplémentaires. » Certaines femmes, extérieures au marché le reste de l’année, prennent même quelques jours de congé pour faire des passes et gagner de l’argent. Comme les pères Noël des grands magasins en fin d’année, les prostituées « profitent donc des offres d’emplois saisonnières liées aux pics de la demande que l’on observe en période de congés ».
Peut-on s’appeler « Loser » et réussir dans la vie ?
C’est un test assez courant : deux candidats envoient leur CV à un employeur avec les mêmes expériences et les mêmes diplômes. L’un des postulants a un prénom « typiquement blanc », l’autre un prénom à consonance étrangère. Résultat ? Le « CV du blanc » mène davantage à un entretien d’embauche. S’appeler Molly, Claire, Jack ou Lucas garantit-il plus de succès dans la vie que porter un prénom comme Imani, Jasmine, DeShawn ou Malik ?
Pour Levitt et Dubner, ce n’est pas le prénom en soi qui est déterminant, mais plutôt d’où il vient. En s’appuyant sur les données californiennes, les auteurs ont montré à quel point les prénoms que choisissent les parents blancs et les parents noirs sont distincts et émettent un signal fort à la communauté à laquelle appartiennent les familles.
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En croisant les prénoms les plus couramment attribués dans les foyers blancs et dans les foyers noirs avec les revenus et classes socioprofessionnelles des parents, les auteurs des Freakonomics ont établi un lien fort. Ainsi, « les parents qui prénomment leur fils Jake n’habitent généralement pas le même quartier que ceux qui le prénomment DeShawn, pas plus qu’ils ne sont dans la même situation économique. Un DeShawn a plus de probabilités qu’un Jake d’avoir subi le handicap d’être issu d’un milieu pauvre, peu instruit et d’avoir été élevé par un parent célibataire. » Et de conclure : « Son prénom est un indicateur – pas une cause – de sa situation. »
1. En juin 2022, la Cour suprême américaine a révoqué l’arrêt Roe vs Wade qui permettait à toutes les femmes d’accéder à l’IVG. Chaque État décide désormais du droit à l’avortement. Une vingtaine d’entre eux a ou a prévu de l’abroger.
Cet article est issu de notre numéro consacré aux économistes disponible par ici.