Idées
Friedman et son influence, l'histoire de la pensée économique, le « catastrophisme éclairé » et mieux penser demain : la chronique littéraire économique de Richard Robert
En cette rentrée de septembre, notre chroniqueur littéraire s'est plongé dans les récents ouvrages économiques d'Edward Nelson, Jean-Marc Daniel, Jean-Pierre Dupuy et Kate Raworth.
Richard Robert
© Polina Zimmerman via Pexels
Milton Friedman, économiste du réel
Si vous étudiez l’économie, vous tomberez tôt ou tard sur le nom de Milton Friedman, le plus souvent associé à l’école dite « de Chicago » et au monétarisme. À ses yeux, les États et les banques centrales gagneraient à ne pas injecter trop de monnaie dans l’économie, afin de ne pas créer d’inflation.
Plus largement, les interventions de l’État en matière monétaire sont neutres sur le long terme et perturbatrices sur le court terme : autant s’abstenir ! En France, ces prescriptions ont été accueillies plutôt fraîchement et quand, à partir de 1983, la politique du « franc fort » a été mise en œuvre dans le cadre de la construction européenne, tous ceux qui, à gauche ou à droite, défendaient l’idée d’une intervention forte de l’État en matière économique ont fait de Friedman un épouvantail.
Retrouver ici Milton Friedman dans notre galerie des économistes
L’Histoire, dans un premier temps, a tranché en sa faveur : pendant plusieurs décennies, les politiques monétaires des pays développés ont été aussi neutres que possible. Mais la réponse des banques centrales à la crise financière en 2008 et, plus récemment, leurs interventions lors de la crise sanitaire ont abouti à une énorme création de monnaie. La question monétaire est donc revenue au premier plan, avec de vifs débats sur l’argent magique, l’annulation de la dette, ou le retour de l’inflation.
Or les débats, c’est précisément ce qui a donné sa force à l’œuvre de Friedman, qui s’est toujours frotté à la complexité du réel. C’est ce que rappelle avec éclat cette somme publiée par l’université de Chicago, qui nous montre un travail s’élaborant en situation et fait le lien entre ses apports théoriques et le contexte qui les a vus se développer (sur la monnaie, le chômage, l’inflation, la protection des consommateurs et même l’environnement).
L’ensemble pèse plus de deux kilos et n’est évidemment pas à lire intégralement. Mais ce sera pendant longtemps le travail de référence sur ce géant de l’économie et on ne saurait trop recommander d’en feuilleter quelques pages en bibliothèque pour saisir sur le vif l’élaboration de ses idées.
Milton Friedman and Economic Debate in the United States, 1932-1972, Edward Nelson, University of Chicago Press, 2020. Deux volumes, 784 p. et 640 p., 50 $ chacun.
« Il était une fois »…
Conteur accompli, Jean-Marc Daniel suit ici le fil d’une histoire qui commence il y a plus de 2 000 ans, se poursuit au Moyen- Âge avec la scolastique, puis avec les défricheurs de ce qui émerge comme une
pratique et va devenir une science : les mercantilistes, les physiocrates, puis les classiques : Smith, Ricardo et ses adversaires, Marx…
On appréciera l’accent mis sur une tradition française (Léon Walras, François Perroux, les chapitres sur Jean Tirole et Esther Duflo), mais aussi sur les nouveaux enjeux (croissance endogène) et développements (économie comportementale) d’une discipline qui a beaucoup évolué depuis la crise de 2008.
Histoire vivante de la pensée économique. Des crises et des hommes (nouvelle édition augmentée), Jean-Marc Daniel, Pearson, 2021, 496 p., 29,50 €.
Catastroptimiste
Voilà plus de 20 ans que Jean-Pierre Dupuy, ingénieur et philosophe, explore l’art d’accueillir la « catastrophe à venir ». Après la crise de 2008, qui attestait la pertinence de son analyse du marché (hanté par la peur de son propre effondrement), la pandémie lui permet d’affiner sa vision.
Car l’arrêt soudain de l’économie mondiale alerte sur les secousses qui attendent notre planète au climat bouleversé. Le « catastrophisme éclairé » exige de penser ensemble la survenue d’une catastrophe (afin de tout faire pour l’éviter) et le fait qu’elle ne soit pas certaine (afin de préserver l’espoir). Ce petit livre, qui réunit deux articles, constitue une excellente introduction à une pensée discrète, mais importante.
Simplismes de l’écologie catastrophiste & Contre les collapsologues et les optimistes béats, réaffirmer le catastrophisme éclairé, Jean-Pierre Dupuy, AOC, mars 2021, 40 p., 8 €
Réfléchir avec Homer
Quelle bonne idée de publier en poche La Théorie du donut, un essai dont l’original en anglais (2017) fait désormais référence ! Le gâteau préféré d’Homer Simpson montre deux cercles concentriques : le plus petit, c’est le fondement social, le plus grand le plafond écologique.
À lire Est-ce le rôle de l’État de produire du bonheur ?
En deçà du petit, les besoins humains fondamentaux ne sont pas satisfaits ; au-delà du grand, la planète se dégrade de façon critique ; entre les deux, on a un espace sûr pour l’humanité. C’est à optimiser cet espace que doit s’employer la pensée économique de demain. Là où tant de discours écologistes se signalent par une désolante ignorance de l’économie, Kate Raworth impressionne par l’intelligence et l’audace de son propos.
La Théorie du donut, Kate Raworth, J’ai Lu, 2021. 504 p., 9 €.
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