Economie

Gauche inflationniste et Droite récessionniste : les nouvelles leçons de l'économie politique

Dans les années 1970, le prix Nobel d’économie William Nordhaus invente la théorie du « cycle politique » sur les causes politiques des fluctuations économiques. Le calendrier électoral induirait une hausse de l'inflation particulièrement élevée en fin de mandat présidentiel. Soit exactement la situation économique rencontrée par Valéry Giscard d’Estaing, réduisant ses chances de succès aux présidentielles de 1981.

Gilles Saint-Paul, professeur à l’École d’économie de Paris
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© Rea

Le 23 mai dernier décédait prématurément Alberto Alesina, professeur à Harvard et pionnier de la nouvelle « économie politique », une branche de la discipline qui s’intéresse aux liens entre science politique et économie. Ses apports essentiels furent d’intégrer ces deux disciplines en revisitant les questions politiques grâce aux concepts économiques (rationalité, analyse coût-bénéfice) et, inversement, de permettre une nouvelle compréhension des phénomènes macroéconomiques en incorporant des mécanismes politiques dans nos schémas explicatifs.

Dans les années 1970, William Nordhaus (prix Nobel 2018) et Douglas Hibbs inventent la théorie du « cycle politique » qui étudie les causes politiques des fluctuations. Le premier s’intéresse à l’effet du calendrier électoral ; selon lui, pour gagner les élections, le parti au pouvoir stimule l’activité économique afin que les électeurs, satisfaits, votent pour lui. Une fois élu, il doit faire preuve d’austérité pour lutter contre les déficits et les pressions inflationnistes, conséquences de son propre opportunisme. Ainsi, les récessions prévalent en début de mandat, les expansions en fin de mandat. Hibbs, lui, analyse l’effet de la couleur politique du gouvernement.

Friedman le perturbateur

La gauche, qui représente les travailleurs, préfère l’emploi à la stabilité des prix et choisira un chômage faible et une inflation élevée ; la droite, elle, représente les épargnants et choisira une inflation faible et un chômage élevé.

Pourquoi pas, demandera le lecteur, un chômage faible et une inflation faible ? Parce que, dans la vision de l’époque (1960-70), chômage et inflation sont irrémédiablement liés par une relation inverse dite "courbe de Phillips". On ne peut réduire le premier qu’au prix d’une augmentation de la seconde et inversement. Pour cette raison, de même que Hibbs prédit une inflation plus élevée lorsque la gauche est au pouvoir, Nordhaus prédit une inflation plus élevée en fin de mandat.

Courbe de Phillips

Mais cette conception a été battue en brèche par Milton Friedman, pionnier de la théorie du « taux naturel », déjà abordée dans Pour l'Eco. En l’absence d’illusion monétaire, l’inflation ne devrait avoir aucun effet sur le comportement des agents. En effet, une hausse simultanée de tous les prix n’affecte pas les termes du choix économique.

Si par exemple un projet d’investissement rapporte 120 et coûte 100, il est rentable de le mettre en œuvre. Si tous les prix doublent, il rapportera 240 et coûtera 200, et le choix optimal reste le même. Friedman a montré que l’inflation ne devrait être associée au niveau d’activité que dans la mesure où les agents se trompent dans leurs anticipations d’inflation. Ainsi, une entreprise qui a signé à l’avance un accord syndical prévoyant une hausse de 4 % des salaires et qui peut se permettre d’augmenter ses prix au même taux que l’inflation générale, sera d’autant plus rentable que cette dernière est élevée.

En effet, la hausse de son coût salarial unitaire est gelée à 4 % et donc son taux de marge – la différence entre son prix unitaire et son coût unitaire – est d’autant plus élevé que l’inflation est forte, ce qui augmentera son incitation à embaucher et à investir.

Inflation surprise

Mais si cette inflation supplémentaire est anticipée par les syndicats, ils demanderont des hausses de salaires plus fortes pour préserver leur pouvoir d’achat. Le coût unitaire augmentera autant que les prix, ce qui sera sans effet sur le taux de marge et donc sur les incitations de l’entreprise à produire plus. Ce n’est donc que dans la mesure où l’inflation est une surprise qu’elle est associée à une hausse de l’activité, donc à une baisse du chômage.

La théorie du taux naturel est incompatible avec le cycle politique tel que conçu par Nordhaus ou Hibbs. Dans les deux cas, les politiques de stimulus économique (par la gauche chez Hibbs, en fin de mandat électoral chez Nordhaus) sont parfaitement anticipées par les agents, qui savent qui est au pouvoir et/ou quand ont lieu les élections. L’inflation associée à ce stimulus n’est donc pas une surprise, ce qui signifie qu’il n’y a pas d’expansion – une contradiction qui nous montre que (si l’on admet l’hypothèse du taux naturel) toute politique expansionniste parfaitement anticipée est vouée à l’échec et ne se traduit que par un surcroît d’inflation.

Théorie partisane

La contribution d’Alesina est d’avoir réconcilié cycle politique et taux naturel. Partant de la théorie partisane de Hibbs – la gauche est plus expansionniste et inflationniste que la droite – il montre que l’inflation créée par un parti politique peut constituer une surprise dans la mesure où le résultat des élections est lui-même incertain. Si la gauche fait 6 % d’inflation et la droite 2 %, et si elles ont des chances égales de remporter les élections, l’inflation moyenne anticipée avant l’élection sera de (6+2)/2 = 4 %. Si la gauche l’emporte, l’inflation est donc plus élevée que prévu de 2 %, car la prévision de 4 % reflétait l’incertitude électorale. Il y a donc bien surprise inflationniste, d’où hausse du PIB et baisse du chômage. Mais les élections n’ont pas lieu chaque année ; en milieu de mandat, on s’attend à ce que le gouvernement en place conserve le pouvoir. Il n’y a donc plus de surprise inflationniste liée à l’incertitude sur le parti qui gouverne.

Ainsi, la théorie d’Alesina prédit qu’une victoire de la gauche est associée à une expansion et une victoire de la droite à une récession. Mais ces effets ne prévalent que peu de temps après l’élection. En milieu de mandat, les anticipations se sont ajustées, et l’on s’attend à ce qu’un gouvernement de gauche crée plus d’inflation qu’un gouvernement de droite, mais que, ces différences étant anticipées, il n’y ait pas de différences de niveau d’activité entre les deux partis.

Les contributions d’Alberto Alesina ne s’arrêtent pas là. Il a aussi expliqué les déficits publics par des effets partisans, comme volonté délibérée d’un gouvernement de restreindre la marge de manœuvre de ses successeurs en lui léguant une dette trop élevée, ou comme résultat d’une guerre d’usure entre groupes sociaux pour éviter d’être celui qui « paiera la facture » de l’ajustement fiscal. On lui doit aussi une théorie du séparatisme politique reposant sur une taille optimale des Etats, qui reflète l’arbitrage entre rendements d’échelle dans l’administration et hétérogénéité des préférences de la population.

Pionnier de la nouvelle « économie politique »

Alberto Alesina

Alberto Alesina (1957-2020) était professeur à Harvard. Ses contributions à l’économie politique ont suscité une importante vague de travaux sur le lien entre économie et science politique. Éditeur du Quarterly Journal of Economics et membre dirigeant du National Bureau of Economic Research, c’était une figure prééminente de l’élite de la recherche internationale.


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