Economie
Georg Franck, le père de l’économie de l’attention
Détenteur d’un doctorat en économie, ce penseur se consacre à l’architecture et à l’urbanisme tout en développant des logiciels et des systèmes de planification.
Gilles Saint-Paul, professeur à l’École d’économie de Paris
© Midjourney
La thèse originelle de Georg Franck
« Dans l’économie de l’attention, les médias sont l’équivalent du secteur financier pour le capitalisme de l’argent. Les médias capitalisent la considération : ils reçoivent de l’attention avec une certitude et une régularité telles qu’ils sont capables de l’offrir à crédit comme capital de départ ; ils réalisent des fortunes en réinvestissant la richesse de considération dans l’attraction ; ils donnent la valeur du cours des fortunes en mesurant leur pouvoir d’attraction.
De la même manière que les banques fournissent aux économies en croissance une offre monétaire en expansion, les médias fournissent aux marchés de l’information en expansion des quantités croissantes d’attention.
Enfin, de la même manière que les marchés financiers ont transposé la stratégie de capitalisation interne des sociétés au niveau macroéconomique, les médias transposent la capitalisation de la considérabilité du niveau du talent individuel à celui d’une sphère publique organisée.
Dans l’économie mondiale de l’attention, les cultures sont les agents économiques de base, au même titre que les économies nationales dans l’économie générale.
Les cultures entretiennent des échanges, comme le font les économies nationales. Les cultures exportent des biens d’information et en retirent de l’attention, ou alors elles importent des biens d’information, qu’elles paient sous la forme d’attention.
Pour que l’échange soit équitable et rentable, il n’est pas nécessaire que les balances commerciales soient équilibrées pour chaque acte d’échange pris isolément, mais elles doivent être équilibrées à l’échelle mondiale.
Si l’on considère pourtant la situation culturelle dans le monde aujourd’hui, on observe un déséquilibre entre la culture du capitalisme mental avancé et la culture du reste du monde. Les cultures les plus avancées – occidentales – exportent massivement de l’information et importent en direct d’énormes quantités d’attention, tandis que les cultures des autres régions exportent des quantités d’information très modestes et n’en tirent par conséquent que très peu d’attention.
Le monde est submergé par une culture de masse occidentale qui essaie tant bien que mal de dissimuler sa prédominance en disséminant des morceaux de multiculturalisme dans ce qu’elle exporte. Le fossé se creuse entre cultures riches et pauvres en considération, comme se creuse le fossé économique entre pays riches et pauvres en général.
Le fossé culturel n’est pas moins inquiétant. […] Le type d’exploitation qui caractérise le capitalisme mental s’exerce à l’encontre de ceux, en très grand nombre, qui prêtent toujours attention et considération, mais qui n’en reçoivent guère en retour. »
Capitalisme mental, Georg Franck, Multitudes n° 54, 2014 (extrait)
Qui suis-je
Georg Franck occupe depuis 1994 la chaire d’architecture et de planning assistés par ordinateur de l’Université de technologie de Vienne (Autriche). Il a notamment publié en allemand Économie de l’attention (1998), Capitalisme mental : une politique économique de l’esprit (2005) et La Qualité architecturale (2008).
C’est toujours vrai ? L'analyse de Gilles Saint-Paul, professeur à l’École d’économie de Paris
La publicité est la forme la plus évidente d’exploitation d’une ressource devenue précieuse parce que raréfiée par les conditions d’existence moderne : le temps de cerveau humain disponible. Notre faculté cognitive d’attention, autrement dit de sélection, classement et valorisation de l’information pléthorique disponible, est mise à l’épreuve par les sollicitations constantes et contradictoires des médias de masse, analogiques puis numériques.
Si bien que les nouvelles technologies d’information et de communication entrent en concurrence pour exercer un maximum d’attraction et d’emprise sur les esprits au sein d’un espace public devenu global.
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Le capital attentionnel est précisément la ressource rare que cherche à exploiter le capitalisme mental – expression introduite par Georg Franck au tournant du millénaire pour mettre en garde contre une « politique économique de l’esprit » –, afin de maximiser son profit, dans un contexte de saturation des capacités cognitives par des sociétés « riches en attention », selon l’expression d’Herbert Simon dans un article de 1971.
L’expression « économie de l’attention » fait florès, notamment dans le monde anglo-saxon (Richard Lanham, Jonathan Crary, Herbert Simon) et germanique (Friedrich Kittler) depuis la fin des années 1990, à la faveur de l’émergence de l’archéologie des médias.
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Ce nouveau paradigme opère un basculement de l’analyse économique de la production vers la consommation culturelle. Il est à l’origine d’une nouvelle économie dont les agents économiques sont, non seulement les médias, mais aussi les biens et services culturels, dont le périmètre s’est considérablement accru à la faveur de la mondialisation, dans la mesure où la part de la culture dans la croissance et le commerce ne cesse d’augmenter.
Cette situation de surabondance informationnelle bouleverse les stratégies socio-économiques, en créant une concurrence internationale à armes inégales entre différents pays soucieux d’asseoir leur influence (soft power) en exerçant leur empire culturel sur des pays moins dotés en vecteurs de visibilité.
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Dessin de Gilles Rapaport
Cet échange inégal indexé sur l’inégale dotation en facteurs culturels s’observe aussi bien au niveau des échanges commerciaux internationaux que des conditions du travail productif. Il est à l’origine, selon Franck, d’un déplacement de la concurrence internationale sur le terrain de l’impérialisme culturel, chaque pays cherchant à adopter une position hégémonique, source de guerre culturelle.
L’économie de l’attention inspire donc une critique du capitalisme artiste (Gilles Lipovetsky et Jean Serroy), du capitalisme cognitif (Yann Moulier-Boutang) ou du storytelling management (Christian Salmon), dans la mesure où elle dénonce une forme d’exploitation cognitive, de dissipation du travail, de colonisation des esprits ou d’épuisement des ressources créatives au sein d’un productivisme forcené.
Cependant, elle peut aussi être considérée comme le fondement de stratégies de réappropriation et d’émancipation au sein d’une écologie de l’attention (Yves Citton) consciente des défis environnementaux, sociaux et culturels dont elle est le révélateur, le moteur et peut-être le remède, à la faveur d’une économie du soin (care en anglais) susceptible de restaurer la relation à l’autre et de replacer le soin (autre signification d’attention en anglais) au cœur d’un système des échanges conforme à l’éthique et au commun.
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