Pourquoi lui ?
Keivan Djavadzadeh est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 8 et chercheur au Centre d’études sur les médias et les technologies et l’internationalisation. Ses travaux s’inscrivent dans la continuité des cultural studies, courant de pensée sociologique qui étudie la culture populaire, les représentations médiatiques ou encore les industries culturelles. Keivan Djavadzadeh travaille plus précisément sur l’industrie musicale aux États-Unis et sur le rap. En 2021, il publie l’ouvrage « Hot, Cool & vicious. Genre, race et sexualité dans le rap états-unien ».
Pour l’Éco. Comment Beyoncé est devenue une icône sociale ?
Keivan Djavadzadeh. Rappelons d’abord que Beyoncé est présente dans l’industrie musicale étasunienne, et mondiale, depuis presque trente ans. D’abord en groupe avec les Destiny’s child, puis en solo. Le streaming ou les réseaux sociaux n’y ont rien fait : elle continue de vendre des albums.
Dans les premiers temps, Beyoncé était une figure plutôt consensuelle. Progressivement, elle est apparue de plus en plus politique aux yeux du public. Sa force a été de réussir à donner une bande-son à ce qu’il se passe dans la société américaine. Elle a permis de mettre en avant un certain nombre de sujets dans l’espace public : les violences policières, le mouvement Black Live Matter, la condition des femmes…
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Lorsqu’elle se déclare féministe, en 2013, très peu de stars l’ont encore fait. Encore moins des Africaines-Américaines. C’est avant #MeToo. Avant Taylor Swift, Miley Cyrus ou Emma Waston.
À partir de 2016, Beyoncé s’engage très fortement dans le mouvement Black Live Matters et lui donne de la visibilité. Elle met en scène la contestation, dans ses clips, dans des performances scéniques. Lors d’une mi-temps du SuperBowl, plus grand évènement sportif de l’année aux États-Unis, elle rend un hommage au Black Power par exemple, un mouvement des années 1960-1970 contre la ségrégation raciale aux États-Unis, devant plus de 100 millions de téléspectateurs.
Beyoncé va poser la question de la conflictualité dans les espaces publics, faire en sorte que l’Amérique ait une discussion sur la question du racisme, des violences policières et de ce qu’on a appelé parfois la misogynie noire. Cette intrication du sexisme et du racisme.
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Conflictualité dans l'espace public
Prendre en compte la problématique des rapports sociaux, notamment de genre, de classe et de race, et les exposer dans l’espace public.
Quelles conséquences sur le public ont cette posture politique ?
En fonction des morceaux, des albums ou des périodes, le discours de Beyoncé diffère, il n’est pas linéaire. Mais il parle à toutes les générations, pas seulement à celles qui ont grandi avec elle.
Chaque public va avoir sa propre lecture de Beyoncé. Nous sommes loin de l’idée selon laquelle les fans seraient un public aliéné : certains la préfèrent dans les Destiny’s Child, d’autres l’aiment plus politique. Certaines l’associent au féminisme, d’autres au mouvement de « grande démission » avec sa musique récente « Break my soul », qui invite à ne pas se tuer au travail.
On retrouve là le modèle connu en sociologie de la communication du codage/décodage proposé par Stuart Hall, théoricien des cultural studies.
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Modèle encodage/décodage
Modèle développé en 1973 par le sociologue Stuart Hall, fondateur des Cultural Studies, à partir de l’exemple de la télévision et du cinéma grand public. Jusqu’alors, la communication était définie selon un schéma « émetteur/message/récepteur ». Pour Hall, le message est un discours construit. L’encodage correspond au décodage si l’émetteur et le récepteur partagent des codes de représentation communs, porteurs d’idéologie. Si le récepteur n’est pas familier des codes, n’y adhère pas, le message est mal reçu. Les codes génériques orientent ainsi l’interprétation.
En quoi Beyoncé illustre aussi le renversement du stigmate ?
Elle l’illustre dès le début de sa carrière avec son groupe Destiny’s Child. Le titre « Bootylicious », qu’elle a co-composé sort au début des années 2000, soit à un moment où les critères de beauté, aux États-Unis, sont vraiment des corps minces, des mannequins majoritairement blanches.
Beyoncé va mettre en avant des traits corporels qui sont pensés comme étant moins désirables (noirs, avec des formes) et elle va les revendiquer. D’un stéréotype, Beyoncé va en faire à la fois une estime de soi et une célébration de la féminité noire.
Renversement ou retournement du stigmate
Le retournement se définit comme la posture d’émancipation vis-à-vis du processus de la réduction de l’identité d’un individu à une caractéristique (le stigmate, notion développée par le sociologue Erving Goffman) jugée socialement dévalorisante. Ce processus se nomme la stigmatisation. L’émancipation vis-à-vis de la stigmatisation correspond au renversement du stigmate : par exemple, « tu me réduis à mon identité de personne noire, sache qu’être une personne noire est une fierté pour moi ».
Beyoncé n’est pas la seule femme à l’avoir fait. D’autres ont suivi ?
Oui, affirmer qu’il n’y a pas qu’une norme dominante de beauté, que d’autres corps existent tout aussi désirables, voire plus, est un motif qui revient fréquemment dans la culture populaire. Nicki Minaj par exemple le fait souvent et notamment avec son morceau Anaconda.
Des rappeuses comme Lil’Kim ou Foxy Brown ont également retourné le stigmate en s’appropriant le terme « bitches » très présent dans le gangsta rap. Elles lui ont donné un sens positif : celui de femmes qui n’ont pas peur de s’affirmer, qui savent ce qu’elles veulent, qui tiennent tête aux hommes.
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En France, on peut citer Aya Nakamura qui rencontre un grand succès et touche de nombreux publics. Elle a subi beaucoup d’attaques sur son physique, sur ses paroles ou sur son côté diva. Elle parle de misogynie noire et va choisir les normes de beauté pour renverser le stigmate.
Malgré ses 32 Grammy Awards, Beyoncé n’a jamais gagné la récompense la plus prestigieuse : celle du meilleur album. Le retournement du stigmate aurait-il des limites ?
Pour des récompenses, l’appréciation artistique est complexe. Toutefois, on observe vraiment un schéma récurrent dans l’histoire des cérémonies de remise de prix, notamment des Grammy Awards aux États-Unis.
On va faire gagner majoritairement des artistes blancs ou blanches pour les prix les plus prestigieux. Et les artistes africains-américains vont gagner de nombreux titres, mais souvent dans des catégories plus spécialisées comme « meilleur album de musique urbaine ». etc.
Les récompenses prestigieuses vont davantage être données aux artistes dont on pense qu’ils parlent au plus grand nombre. Et le cœur de cible des industries culturelles aux États-Unis, ce sont les adolescents blancs. Cela pose la question de la ségrégation jusque dans l’industrie musicale, de qui est autorisé à naviguer entre les genres musicaux et des catégorisations.
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Si l’on prend le cas de la France pour les Victoires de la musique [l’édition 2023 a lieu ce vendredi 10 février], pourquoi est ce qu’on va considérer qu’Angèle fait de la pop et Aya Nakamura de la pop urbaine ?
Dans l’histoire de cette cérémonie, le lien avec le rap est notoirement compliqué de toute façon. Mais quand ce genre musical y est représenté, ce sont généralement certains artistes qui sont mis en avant, plutôt blancs et des artistes dont on s’imagine qu’ils sont un peu moins clivants (BigFlo et Oli par exemple).
Aller plus loin sur le retournement du stigmate :
Dans le programme de SES
Première. « Comment la socialisation contribue-t-elle à expliquer les différences de comportement des individus ? »
Première. « Quels sont les processus sociaux qui contribuent à la déviance ? »
Première. « Comment se forme et s’exprime l’opinion publique ? »
Seconde. « Comment devenons-nous des acteurs sociaux ? »