Ces deux augmentations sont les marqueurs d’une économie en surchauffe, électrisée par une reprise très vigoureuse. En 2021, l’inflation a été flashée à 7 % aux États-Unis, son taux le plus haut depuis 1982, tandis que le salaire horaire moyen a crû de 4,7 %. De ce côté-ci de l’Atlantique, la Banque de France anticipe un taux d’inflation de 3 % au premier trimestre 2022 et des salaires par tête en progression de 4,4 % cette année.
La hausse généralisée des prix qui s’observe aujourd’hui dans la plupart des économies mondiales a un fondement réel bien plus que monétaire. Elle s’explique par des facteurs comme les goulets d’étranglement sur certains marchés, la flambée des cours des matières premières et… l’augmentation des salaires. Ce dernier phénomène est particulièrement scruté par les analystes car il peut déclencher un cercle vicieux d’inflation auto-entretenue que l’économie nomme la « boucle prix-salaires ».
1. Comment se forme une boucle prix-salaires ?
Sur le papier, la transmission de la hausse des salaires à l’inflation semble à la fois logique et imparable. Face à une hausse généralisée des prix qui érode leur pouvoir d’achat, les travailleurs réclament et obtiennent des revalorisations, cette hausse des coûts de production incite leurs employeurs à augmenter leurs prix de vente, ce qui alimente en retour l’inflation, et ainsi de suite.
Dans les faits, au moins deux conditions doivent être réunies pour que s’enclenche une telle spirale inflationniste.
Tout d’abord, il convient que le canal de transmission entre coûts de production et prix de vente soit fluide. Or, confrontées à une hausse de prix des facteurs de production, certaines entreprises ne la répercutent pas auprès des consommateurs, soit car elles font le choix de diminuer leur taux de marge, soit car le caractère hyperconcurrentiel de leur marché leur interdit de prendre le risque d’une hausse de leur prix de vente.
Ensuite, la formation d’une boucle prix-salaire n’intervient qu’après dissipation de l’illusion monétaire parmi les salariés.
Illusion monétaire
Les agents économiques sont victimes d’une illusion monétaire dès lors qu’ils fondent leurs décisions (travailler, investir, épargner, etc.) sur l’évolution nominale d’une grandeur, et non son évolution réelle, c’est-à-dire compte tenu de l’inflation. Par exemple, en présence d’une inflation modérée enregistrée à 3 %, un travailleur subit une illusion monétaire s’il croit que son revenu réel est en hausse après que son employeur lui a accordé une augmentation de 2 %. Dans le cas présent, son revenu réel a en réalité diminué de 1 %.
Cette illusion, presque tous les agents économiques en sont victimes. Les Français y succombent, par exemple, quand ils placent 343,4 milliards d’euros sur des Livrets A rémunérés à 0,5 % de taux d’intérêt nominal en 2021, soit un taux d’intérêt réel, c’est-à-dire tenant compte de l’inflation, de… -1,1 % ! Or le même mécanisme opère pour les salaires. Ceux-ci sont régulièrement « grignotés » par l’inflation sans que les travailleurs n’y trouvent à redire, bercés qu’ils sont par l’illusion monétaire. Pour qu’un cercle vicieux s’installe, il faut donc que l’inflation soit suffisamment sensible pour être perceptible.
2. Pourquoi la boucle prix-salaires semble-t-elle se réactiver aux États-Unis ?
L’état du marché du travail est un autre paramètre qui peut influencer la formation d’une boucle prix-salaires. Or, outre-Atlantique, il semble particulièrement tendu. L’économie américaine évolue actuellement en haut de sa courbe de Beveridge avec un taux d’emplois vacants de 6,6 % et un taux de chômage à 4,2 % de la population active en novembre dernier.
Courbe de Beveridge (ou courbe U/V)
Cette courbe aide à expliquer le processus d’appariement entre les emplois vacants et les chômeurs. Elle établit une relation décroissante entre le taux de chômage (U) et le taux d’emplois vacants (V) c’est-à-dire le nombre d’emplois effectivement occupés par rapport à l’emploi total.

Source : US Bureau of Labor Statistics, 2021.
Dans cette configuration, la pénurie de main-d’œuvre installe certains salariés dans une position de force pour négocier des augmentations. D’autres font le choix, plus radical, de quitter leur employeur pour aller voir si l’herbe est plus verte ailleurs.
Le marché du travail américain a certes toujours connu un turn-over structurellement supérieur à celui de ces homologues européens. Mais la spécificité de la situation actuelle tient à ce que de plus en plus de travailleurs osent le grand saut, quittant leur entreprise avant même d’avoir retrouvé un emploi. Ce pari est gagnant selon la Réserve fédérale d’Atlanta puisque leur gain salarial annuel est supérieur de 0,8 point de pourcentage à celui des travailleurs restés en poste en 2021.
Enfin le marché du travail outre-Atlantique est affecté par un essor des démissions sans retour immédiat à l’emploi, phénomène que la presse économique a qualifié de « Great Resignation » (« grande démission »). Lassés des contraintes de travail en période de pandémie ou simplement prêts à s’engager dans une quête de plusieurs mois pour trouver un job plus en adéquation avec leurs aspirations, certains actifs, surtout parmi les plus jeunes, n’hésitent plus à se mettre en retrait du marché du travail. En 2021, près d’un quart des Américains en emploi ont ainsi quitté leur travail.
3. Pourquoi la France pourrait-elle échapper à la formation d’une boucle prix-salaires ?
La situation en France est très différente de celle qui prévaut aux États-Unis. D’abord parce que l’inflation est chez nous beaucoup moins vive (+1,6 % contre +7 % en 2021). Ensuite parce que la tension sur le marché du travail tricolore est incomparablement moins forte.
Certes, l’économie française évolue elle aussi sur un point haut de sa courbe de Beveridge. Mais le taux d’emplois vacants (1,9 % au troisième trimestre 2021 selon la Dares) et le taux de chômage (8,1 % pour ce même troisième trimestre selon l’Insee) évoluent très loin des standards américains.
Les augmentations de salaires massives dans certains secteurs, comme celle de +16,3 % en moyenne consentie par les employeurs de la restauration à partir du 1er avril, pourraient donner l’impression qu’une tendance haussière s’installe. En réalité, ces coups de pouce constituent davantage des rattrapages de rémunération dans des secteurs qui connaissaient un déficit d’attractivité bien avant la crise sanitaire.
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Enfin, une caractéristique structurelle du marché du travail français semble nous prémunir de la formation d’une boucle prix-salaires. Par comparaison avec son homologue américain, il est bien moins flexible. Les conventions collectives, le Smic et certaines dispositions du droit du travail constituent ce que les économistes partisans du libre marché nomment des « rigidités ».
Celles-ci entravent les ajustements à la baisse du salaire tout autant qu’elles en limitent les ajustements à la hausse. Une particularité qui pourrait se révéler précieuse en cette période de tensions inflationnistes.
Les questions au programme de SES au lycée dont des notions ou des mécanismes sont abordés dans cet article :
Première : « Qu’est-ce que la monnaie et comment est-elle créée ? »
Terminale : « Comment lutter contre le chômage »