Cet article est extrait de notre hors-série consacré à l'amour. À retrouver en kiosque.
Il était une fois deux jeunes et beaux héritiers d’empires industriels et financiers. Ils se marièrent sans amour, mais eurent beaucoup de descendants.
Un conte assez banal dans la France d’avant Mai 68. Leurs parents avaient jugé l’union des deux familles souhaitable, puis ils avaient chargé une tante et une cousine, vieilles filles de la famille baptisées à l’époque « les marieuses », d’arranger la rencontre entre les futurs fiancés.
L’amour ne vint ni au premier ni au deuxième regard. Peut-être naîtrait-il plus tard, mais en réalité, peu importait. En ce temps-là, l’amour, la fidélité et la loyauté étaient réservés à la famille et à l’entreprise fondée par les ancêtres.
Une fois le « contrat » de mariage fêté, c’est au notaire de la famille que la jeune mariée accordait la deuxième danse. En ce temps-là, les Wendel, les Schneider (deux familles de maîtres de forge), les Demachy et les Seillière (des dynasties financières) se faisaient mutuellement la courte échelle par mariages d’héritiers interposés.
« Le mariage, singulièrement dans cette classe sociale, met en relation deux familles, et au-delà, leurs réseaux d’alliances. Ce sont toutes les dimensions – économique, politique, sociale et symbolique – du capital familial qui sont en jeu à chaque union », explique la sociologue Anne-Catherine Wagner. Peu de jeunes gens y trouvent à redire. Chacun porte la charge de faire perdurer l’empire pour le transmettre à la génération suivante.
Le choix du gendre
Ce fut le cas de James de Rothschild : au début du XIXe siècle, il ne contesta pas la décision de son père qui l’envoya à Paris à la fois pour y mener les affaires familiales et pour s’y marier.
Les familles de négociants avaient pris l’habitude d’installer leurs fils dans les lieux stratégiques pour leurs affaires et de les marier dans le pays d’accueil pour conforter leurs réseaux internationaux.
James ne broncha pas non plus quand fut décidé qu’il se marierait avec sa nièce, Betty. « Il a toujours été plus ou moins entendu que nos enfants ne songeraient jamais à se marier en dehors de la famille. Ainsi, notre fortune resterait dans la famille », écrivit-il à son neveu.
Les jeunes filles, aussi dociles que leurs frères, s’en remettaient à la famille pour le choix de leur époux. « Le mariage servait à assurer la succession à la tête de l’entreprise familiale. L’absence d’héritier mâle – que le fils soit mort à la guerre ou qu’il n’y en ait tout simplement pas eu – rendait le sujet crucial. Au XIXe siècle et jusqu’aux années 1980, la direction des entreprises est une affaire d’hommes. En l’absence de fils, c’est le gendre qui succède au patriarche », explique Hervé Joly, historien au CNRS, spécialiste des élites économiques.
Mais ça, c’était avant. « Aujourd’hui, la compétence est centrale dans le choix du successeur. Une fille peut être préférée à son frère » – en 2016, Sophie Bellon a succédé à son père à la présidence du conseil d’administration de Sodexo.
« Ou, comme au Japon, un salarié capable peut l’emporter sur les liens du sang. Pour que l’affaire reste néanmoins dans la famille, ce dernier est adopté », souligne Rania Labaki, directrice du centre de l’Edhec sur les entreprises familiales.
Selon KPMG, environ 80 000 adultes japonais se font ainsi adopter chaque année ! En outre, la hausse des divorces – 45 % des mariages finissent ainsi, selon l’Insee – rend le choix du futur gendre ou belle-fille moins important car moins durable. De quoi permettre enfin aux héritiers de se marier par amour ?
Coup de foudre à Courchevel
L’abondante littérature de la presse people le laisse penser. On y parle « coup de foudre », « amour vrai » et « rencontre fortuite ».
C’est ainsi, par hasard, qu’en 1985, Manuela Erdödy, une blonde élancée issue d’une lignée autrichienne, rencontre l’héritier Lagardère. Elle n’est « guère impressionnée par son train de vie et encore moins par son nom, qui lui est inconnu. Simplement, elle est charmée par le sourire de ce petit brun fluide qui skie comme un moniteur. À 24 ans, Arnaud est sans doute enchanté de se sentir aimé pour lui-même », écrit la journaliste Jacqueline Remy dans Arnaud Lagardère, l’héritier qui voulait vivre sa vie (Flammarion, 2012).
Sept ans plus tard, ils se marient et ils auront deux beaux enfants. Reste que cet amour naissant eut pour décor la station huppée de Courchevel et pas l’ex-magasin Tati de Barbès. « Les héritiers des grandes familles sont programmés dès l’enfance pour se marier dans leur classe. Cela passe par leurs établissements scolaires et le contrôle étroit qu’ont les familles sur leurs fréquentations, à travers le choix des lieux de résidence ou de villégiature et des loisirs, avec l’adhésion aux mêmes clubs et avec l’organisation de rallyes », relève Hervé Joly.
Rien n’est donc laissé au hasard pour faire naître des unions, non plus arrangées, mais qui arrangent bien les deux maisons .
*Lettre citée par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, dans Les Rothschild : une famille bien ordonnée, éd. La Dispute, 1998.