Sur ce sujet, le débat public et politique avait précédé le débat entre économistes. Avant mon étude, il n’existait pas de réponse quantifiée à des questions importantes : la libéralisation des services dans l’Union européenne, ça représente combien de personnes ? A-t-elle fait perdre des emplois dans les pays riches ? Lesquels ? Combien gagne un plombier slovène détaché dans une entreprise française par rapport à son collègue français ?
Vous avez travaillé avec des économistes, comme Stéphanie Stantcheva ou Thomas Piketty, qui ont réussi à vulgariser leurs résultats auprès du grand public et sont donc devenus médiatiques. Vous ont-ils encouragée à gagner en visibilité ?
Stantcheva et Piketty partagent l’idée selon laquelle l’économiste a aussi une mission de service public, ils essaient de rendre leurs travaux accessibles, donc utiles. Ils ne m’ont ni particulièrement encouragée à faire de même, ni découragée. Nous avons tous conscience que l’appétit médiatique est avant tout affaire de personnalité. L’essentiel est de trouver les lieux pour que ce dialogue grand public/médias/chercheurs puisse avoir lieu. Le World Equality Lab (WIL), créé par Thomas Piketty, est à cet égard une infrastructure formidable, j’y ai présenté plusieurs de mes travaux.
Ce n’est pas la première fois que vous recevez un prix prestigieux. En 2019, l’International Institute of Public Finance récompensait votre étude montrant l’impact de la taxation des hauts revenus sur l’émigration des très riches. Pour répondre à une question ultra-débattue : quelle corrélation directe entre la décision de déménager et la politique fiscale ?
L’impact de la taxation des hauts revenus sur l’expatriation des très riches est encore un de ces sujets inlassablement commentés sur lesquels il existe pourtant peu de preuves empiriques.
C’est difficile à mesurer puisque, par définition, l’administration fiscale perd la trace d’une personne qui s’expatrie. On ne sait plus où elle vit ni combien elle paie d’impôts. Et puis toute une myriade de facteurs peut conduire à migrer, bien au-delà du régime fiscal. La seule solution : identifier, dans l’histoire récente, des chocs de politique fiscale, pour voir s’ils ont eu un impact. Comme la surtaxe sur les plus hauts revenus imposée par le gouvernement Fillon, en 2011, ou par le Royaume-Uni dans les années 2010.
J’ai évalué l’impact sur les personnes assujetties à la dernière tranche d’imposition – celle des plus hauts revenus – par rapport aux ménages situés juste en dessous, qui m’ont servi de groupe de contrôle. Résultat : changer de 10 points de pourcentage la taxation – par exemple, prélever 40 % plutôt que 50 % de la tranche la plus élevée des revenus – augmente de seulement 2 % le nombre de résidents fiscaux français. L’effet est aussi restreint en sens inverse : augmenter la taxation des très hauts revenus ne ferait perdre qu’un montant restreint de recettes fiscales.
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Depuis, d’autres études convergent vers ce résultat. On est loin des exodes fantasmés dans certains discours politiques.
Est-ce frustrant d’assister à des débats dépourvus de « science » ?
Je dirais plutôt dépourvus de preuves. Parce que les résultats que nous produisons sont loin d’être des théorèmes absolus et inévitables, comme l’a rappelé Esther Duflo lors de sa conférence inaugurale au collège de France le 24 novembre 2022. Les économistes sont là pour accumuler les preuves, étude par étude, jusqu’à converger vers une idée.
Ce qui est frustrant, c’est d’être dépossédé de la nuance de nos résultats, toujours obtenus à partir d’expériences menées dans des contextes précis et parfois extrapolés à des fins politiques. Je suis en train de travailler sur l’impact de l’impôt sur la fortune (ISF) suédois sur l’expatriation, en attendant, nul ne peut dire aujourd’hui que l’ISF fait partir ou revenir les très riches.
Après des hésitations entre le Massachusetts Institute of Technology (MIT) et la London School of Economics (LSE), c’est finalement à Berkeley que vous avez commencé votre carrière de professeure. Écoute-t-on davantage les économistes outre-Atlantique ?
Ils sont écoutés, pas forcément davantage, mais différemment.
Aux États-Unis, il est fréquent qu’un ou une économiste interrompe son travail de recherche pendant quelques années pour occuper un rôle officiel de conseiller économique auprès du gouvernement, comme récemment mon collègue Danny Yagan.
En France, ces fonctions seront assurées en même temps. Le rôle des économistes dans les décisions politiques est plus transparent outre-Atlantique.
Lors de la réception de votre prix par l’OMC, votre discours encourageait les jeunes économistes, en particulier les femmes et les ressortissants de pays moins développés, à se porter candidats pour ce prix. Pourquoi ?
J’ai lu la recherche sur le sujet : les femmes et les personnes issues des minorités sont davantage victimes d’autocensure. À qualité équivalente, elles soumettent moins leurs articles aux revues prestigieuses, sont moins citées et obtiennent moins de crédit que leurs coauteurs masculins ou issus de la majorité.
Dans mon département à l’Université de Berkeley, en Californie, nous avons des discussions quasi quotidiennes sur ces sujets, sur les moyens de corriger ces évictions implicites. Cela tient parfois à un environnement général.
Par exemple, nous avons une règle d’enseignement à Berkeley : nous refusons la moindre agressivité dans les débats. Dans la manière de poser les questions, nous nous efforçons de toujours écouter les étudiants, de les laisser parler. Cela crée un cadre qui ne met pas de côté les étudiantes et étudiants qui seraient tentés de s’autocensurer ou jouissent d’une moindre confiance en eux.
Aux États-Unis, les discriminations sont mesurées sans tabous, elles sont donc plus difficiles à ignorer. Et nous obtenons des résultats : nous avons atteint la parité dans les cohortes récentes d’étudiants et étudiantes et une bonne représentation des nationalités. En revanche, nous n’avons toujours pas assez de diversité sociale ou ethnique.
La diversité et la mixité sont-elles vraiment importantes pour la recherche en économie ?
Je vous retourne la question : comment réfléchir de manière sensée à des sujets de recherche si tous les chercheurs et chercheuses se ressemblent ?
La diversité n’est pas juste moralement louable, elle améliore la recherche. Sans réduire les gens à leur origine, avoir des enfants d’ouvriers dans un séminaire sur l’héritage ou la taxation du travail, cela peut apporter d’autres angles, d’autres manières de prendre le sujet. Cela nous permet de faire de la recherche à laquelle nous n’aurions pas été capables de penser.
Vous travaillez sur l’intégration européenne et les migrations. Votre grand-père, coupeur de bois espagnol a lui-même émigré suite à une rumeur selon laquelle une usine de papier – qui aurait probablement besoin de bois – allait ouvrir à Saint-Gaudens, en France. Votre histoire familiale explique-t-elle votre vocation ?
Oh non, elle la rend surtout improbable ! Pour avoir envie de devenir économiste, il faut avoir eu des parents économistes. 25 % des thésards en économie ont au moins un parent qui a fait une thèse. Ou tout du moins connaître l’existence de ce métier.
Les enfants de parents exerçant une profession « intellectuelle » – même si je n’aime pas ce terme – ne s’imaginent pas faire autre chose qu’un métier « intellectuel », mais moi, je me suis imaginée faire mille autres choses et c’est un concours de circonstances qui m’a amenée à la recherche.
Une fois la barrière psychologique de la thèse passée, mon histoire personnelle a inspiré beaucoup de mes interrogations et mon approche de certains sujets, comme la fiscalité et les migrations.
Dans ce hors-série, nous montrons que les économistes, d’hier et d’aujourd’hui, peuvent être des ressources pour relever les défis du monde actuel. Y a-t-il un ou une économiste qui, personnellement, vous a aidée à mieux penser ?
Personnellement, c’est quand il ou elle rend mon monde plus compliqué qu’un économiste m’aide, quand il ou elle me montre qu’une question est plus complexe que je ne le croyais.
Comme Dani Rodrick. Dans les années 1990 et 2000, il a vu les défis que poserait la mondialisation à une époque où de l’avis général, le protectionnisme était simplement néfaste. Ses articles ont ajouté de la nuance, il anticipait déjà les défis environnementaux et les problématiques sociales – comme la dignité du travail – au nom desquels, des décennies plus tard, les gouvernements prennent des décisions protectionnistes. Cet économiste a modifié ma structure de pensée, il m’a provoquée intellectuellement.
Un article à retrouver dans notre hors-série consacré aux économistes.