Idées
« Dans cette crise des prix de l'énergie, l'État utilise EDF comme une vache à lait », selon Jacques Percebois, économiste de l'énergie
Sélection abonnésPour protéger le pouvoir d’achat en France, le gouvernement prend le risque de mettre en péril l’entreprise publique de production d’électricité… et réinterroge dans le même temps son rapport à la concurrence.
Cathy Dogon
© Laurent GRANDGUILLOT/REA
Pour faire face à la crise des prix de l'énergie, l'État a décidé de sauvegarder le pouvoir d'achat des Français en rognant sur les marchés potentiels d'EDF : l'entreprise publique de production d'électricité est sommée d'abaisser ses prix pour la concurrence. Mecredi 26 janvier, 42 % des salariés se déclaraient en grève. Ils craignent les conséquences d'une telle décision politique sur le long terme. Jacques Percebois, économiste spécialiste des marchés de l'électricité, revient sur le contexte.
Pourquoi Jacques Percebois ?
Économiste, professeur émérite à l’université de Montpellier, dirige le Centre de recherche en économie et droit de l’énergie, auteur de l’article « La régulation du prix de l’énergie nucléaire en France : de l’ARENH au “corridor” » paru en 2020.
Pour l’Éco. Les ménages ne peuvent pas encaisser la hausse des prix de l’énergie. Qu’est-ce que le gouvernement prend en charge pour limiter la perte de pouvoir d’achat des Français ?
Pour faire face à la crise des prix de l'énergie, l'État a décidé de sauvegarder le pouvoir d'achat des Français en rognant sur les marchés potentiels d'EDF : l'entreprise publique de production d'électricité est sommée d'abaisser ses prix pour la concurrence. Mecredi 26 janvier, 42 % des salariés se déclaraient en grève. Ils craignent les conséquences d'une telle décision politique sur le long terme. Jacques Percebois, économiste spécialiste des marchés de l'électricité, revient sur le contexte.
Pourquoi Jacques Percebois ?
Économiste, professeur émérite à l’université de Montpellier, dirige le Centre de recherche en économie et droit de l’énergie, auteur de l’article « La régulation du prix de l’énergie nucléaire en France : de l’ARENH au “corridor” » paru en 2020.
Pour l’Éco. Les ménages ne peuvent pas encaisser la hausse des prix de l’énergie. Qu’est-ce que le gouvernement prend en charge pour limiter la perte de pouvoir d’achat des Français ?
Jacques Percebois. Le gouvernement avait espéré que la hausse des prix de l’électricité soit contenue à 12 %, il s’est trompé. C’était en septembre et Jean Castex a limité la répercussion des prix de l’électricité pour les ménages à 4 %. Sauf qu’il a été un peu rapide, il aurait mieux fait d’attendre un peu l’évolution sur le marché de gros parce qu’elle a continué à progresser.
Aujourd’hui, ce n’est pas + 12 %, mais entre + 35 % TTC et + 44 % HT que les prix de l’électricité ont connu. Pour limiter la hausse des prix de l’électricité pour les ménages à 4 %, il doit désormais trouver 16 milliards d’euros, à ne pas imputer au consommateur.
L’option qui a été retenue, pour ces 16 milliards, c’est que l’État en prenne 8 à sa charge et en laisse 8 à la charge d’EDF.
Pour les 8 milliards de l’État, c’est ce que lui rapportaient les recettes fiscales de la TICFE, taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité, et sur lesquelles il a accepté de rogner. Depuis 2016, elle était établie à 22,50 euros par mégawattheure. En février 2022, elle chutera à 0,50 euro le mégawattheure.
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Taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité (TIFCE)
Prélevée directement sur la facture d’électricité des usagers, appliquée sur toutes les consommations d’électricité, collectée par les fournisseurs d’électricité puis reversée à l’État. Elle était de 22,50 €/MWh depuis 2016. À partir de février 2022, la TICFE sera abaissée « au montant minimum », soit 0,50 €/MWh.
Reste à trouver 8 milliards, sur les 16 milliards nécessaires. C’est là qu’on fait appel à EDF, parce que c’est une entreprise publique - d’ailleurs, ce motif peut se discuter, on y reviendra. Pour que les concurrents d’EDF n’augmentent pas trop leurs prix, il faut éviter qu’ils se fournissent sur le marché… Et donc qu’ils aient plus d’Accès Régulé à l’Électricité Nucléaire Historique (Arenh).
Lire aussi > EDF et prix de l’électricité, tout comprendre à l’Arenh
Le gouvernement a ainsi décidé d’étendre le volume d’électricité nucléaire bon marché de 20 térawattheure. Mais au tarif pratiqué depuis 2012, à savoir 42 euros le mégawattheure, la spoliation aurait été un peu trop forte. Le prix a finalement été rehaussé à 46,20 euros le mégawattheure pour ces 20 térawattheures de l’Arenh. C’est mieux que 42, je vous l’accorde, mais on est loin du compte.
On utilise EDF comme la vache à lait, sous prétexte que c’est une entreprise publique, mais cela compromet les investissements de demain.Jacques Percebois
L’extension de l’Arenh a-t-elle réellement fait perdre 8 milliards d’euros à EDF, comme s’en indignent les syndicats ?
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Marché à terme
Place où les transactions s'exécutent à une échéance postérieure à l'achat.
Oui et non. Le problème, c’est que ces 20 térawattheures supplémentaires, EDF ne les a pas vraiment. Comme tout bon fournisseur, il se couvre sur les marchés à terme. Il a vendu sur le marché à terme de l’électricité qu’il doit maintenant racheter sur le marché au comptant.
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Marché comptant
Place où paiement et livraison de biens sont échangés simultanément.
Sur le marché à terme, il l’a vendue, à mon avis, aux alentours de 90 euros le mégawattheure. Or il doit désormais racheter 20 térawattheures… à 250 euros par mégawattheure, qui plus est, pour les revendre à 46,20 euros aux concurrents.
Si vous avez vendu à 90 et que vous rachetez à 250, la différence, elle est pour vous. Si on fait le calcul, la perte sèche est estimée par les optimistes à 3 milliards, 4 milliards pour les pessimistes. Personnellement, je n'ai pas accès aux chiffres exacts du marché à terme auxquels EDF a vendu car c'est confidentiel.
La valeur en Bourse d’EDF a chuté. Donc, ça veut dire que le contribuable qui est propriétaire d’EDF, entreprise publique, a perdu une valeur de patrimoine et en plus comme les résultats de l’entreprise seront moins bons, les dividendes versés par EDF à l’État seront moins grands.Jacques Percebois
À cette perte sèche liée à l’extension de l’Arenh, s’ajoute le plafonnement du TRV. EDF ne peut pas profiter de l’augmentation du prix de l’électricité achetée par ses consommateurs finaux. Là, il y a un manque à gagner, cette fois-ci, de l’ordre de 4 milliards.
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Tarifs Réglementés de Vente (TRV)
Prix de l’électricité mis à disposition par le fournisseur d’électricité historique, c’est-à-dire EDF et les 162 entreprises locales de distribution, pour protéger les consommateurs finaux, clients résidentiels et petits professionnels, en contribuant à une certaine stabilité des prix de l’électricité. Ils sont établis sur proposition de la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) et selon la méthode dite de « l’empilement » de tous ses composants.
Pourquoi plafonner le TRV ?
Le tarif réglementé de vente est fixé par la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) par empilement de trois types de coûts : celui des réseaux (RTE et Enedis) et la fiscalité. Chacun représente environs un tiers.
Reste le troisième tiers, le plus difficile à comprendre. Il s’agit du coût de production du kilowattheure.
Pour le calculer, la CRE, prend en compte deux éléments. D’une part, l’Arenh, pour à peu près 70 %, c’est relativement stable parce qu’on prenait jusque-là le prix de 42 euros le mégawattheure et dorénavant les 46,20 euros.
Les 30 % supplémentaires dépendent du prix du marché spot, qui varie tous les jours. Jusqu’en 2021, le prix était très bas, entre 40 et 45 euros le mégawattheure. Simplement, ce prix s’est envolé. Aujourd’hui, il fluctue entre 200 et 400 euros le mégawattheure, c’est exorbitant.
À cela s’ajoute une idée, encore plus difficile à comprendre, c’est le principe de contestabilité du TRV. La contestabilité du TRV est une contrainte de la loi Nome de 2010. Depuis, il faut donner les moyens aux concurrents pour qu’ils soient réellement en capacité de… concurrencer EDF.
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Théorie de la contestabilité de Baumol
Marché où la concurrence potentielle garantit les prix concurrentiels, même si le marché est en réalité dominé par une seule ou par plusieurs entreprises.
Il faut augmenter le TRV pour que les concurrents puissent être compétitifs.Jacques Percebois
L’entreprise publique a un avantage historique dans la production d’électricité nucléaire. À l’ouverture du marché, les concurrents d’EDF avaient du mal à être compétitifs parce qu’ils n’avaient pas accès à du nucléaire bon marché. L’idée était alors la suivante : leur vendre 100 térawattheures de l’électricité nucléaire au prix de revient grâce à l’Arenh. 120 en 2022, parce que la demande des fournisseurs alternatifs a explosé - ils souhaitaient 160 TWH.
Comme 100, ou 120 TWH, ne suffisent toujours pas à combler les besoins d’électricité des particuliers, la CRE fixe un tarif réglementé d’EDF qui prend en compte les fluctuations du marché de gros. On dit alors que la proportion de compléments marchés des concurrents d’EDF va être, par un effet miroir, prise en compte dans le calcul du TRV.
Ainsi, on réduit la différence entre les prix pratiqués par EDF et ceux de la concurrence. À partir du moment où le complément marché des concurrents d’EDF augmente de façon vertigineuse, il va falloir augmenter le complément marché du TRV. Donc, si on applique cette logique de l’empilement, il faudrait que le prix TRV suive les prix du marché et donc augmente de 35 %.
C’est la théorie de la contestabilité de Baumol. Il faut qu’un marché soit contestable : les concurrents doivent pouvoir rivaliser avec EDF. Donc, pour dire les choses plus simplement, dans certaines circonstances, il faut augmenter le TRV, prix le plus bas auquel les ménages accèdent, pour que les concurrents puissent être compétitifs.
Finalement, qui sort gagnant, et qui sort perdant ?
Barbara Pompili, ministre de l’Environnement, dit en substance qu’EDF bénéficiera simplement de moins de recettes que prévu. Ce qu’elle oublie de préciser, c’est que ces profits EDF, cette marge, sont nécessaires dès qu’on veut investir. Et beaucoup d’investissements sont attendus prochainement pour le grand carénage, et pour la construction de nouveaux réacteurs.
Lire aussi > Combien coûteraient six nouveaux réacteurs ?
Dans cette crise des prix de l'énergie, l'État utilise EDF comme une vache à lait, sous prétexte que c’est une entreprise publique. Mais en faisant cela, il compromet les investissements de demain.
Finalement, ce qu’il faut voir, c’est que la valeur en Bourse d’EDF a chuté [elle a d'ailleurs été dégradée à BBB + par Fitch, ndlr].
Donc, ça veut dire que le contribuable qui est propriétaire d’EDF, entreprise publique, a perdu une valeur de patrimoine et en plus comme les résultats de l’entreprise seront moins bons, les dividendes versés par EDF à l’État seront moins grands. Il ne faut pas se faire d’illusions. Il y a bien quelqu’un qui va supporter la perte et en l’occurrence, indirectement, ses contribuables.
Quelle aurait été votre solution : baisser la TVA, comme le préconisent les salariés d’EDF ?
Non, on ne peut pas jouer à ce point sur les taxes. L’État a quand même besoin de recettes. Si vous supprimez toutes les recettes de l’État, qui va financer les investissements ? En plus, si vous baissez la TVA sur l’électricité, qui en profite ? Ceux qui ont une piscine, la climatisation… Ceux-là sont contents. Les gens modestes, eux, n’en profitent pas beaucoup.
La solution, c’était probablement d’augmenter un peu plus le prix de l’électricité et de compenser en faveur des ménages les plus modestes. On peut discuter ensuite du choix politique. Qui incluons-nous parmi ces ménages les plus modestes : seulement les gens dans une grande précarité énergétique ou élargissons-nous davantage, vers les classes moyennes ?
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