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Jean Tirole : « Contre les fake news économiques, l’éducation est le seul vaccin »
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Jean Tirole : « Contre les fake news économiques, l’éducation est le seul vaccin »
Sélection abonnésLe prix Nobel d'économie Jean Tirole nous a accordé une interview approfondie où il analyse les grandes crises du moment. Admirateur raisonné des capacités du marché à envoyer les bons signaux aux acteurs, il se méfie à l’inverse sans réserve des intrusions de la morale dans l’économie.
Propos recueillis par Cathy Dogon, Julie Desrousseaux, Audrey Fisné-Koch, Stéphane Marchand et Clément Rouget.
© DR
Comment lutter le plus efficacement possible contre le réchauffement climatique ? Comment faire entrer les grands principes de l’économie dans la culture de chacun ? La France peut-elle se réconcilier avec le marché ? Les économistes sont-ils utiles ?
Au beau milieu d’une année marquée par plusieurs élections capitales et une profonde crise du pouvoir d’achat, nous avons demandé à Jean Tirole, directeur de la Toulouse School of Economics (TSE) et prix Nobel d’économie en 2014, de formuler les enjeux et de jauger les solutions.
Pourquoi lui ?
Économiste, spécialiste du rôle de l’État dans la régulation des marchés, du droit de la concurrence et de l’économie industrielle. Dans le livre pédagogique L’Économie du bien commun (PUF, 2016), ce partisan de l'économie de marché décrit sa vision de la discipline économique et les réformes nécessaires pour améliorer la société. À l’occasion du second tour de la dernière élection présidentielle, il dénonce dans une tribune le programme économique de Marine le Pen.
Comment lutter le plus efficacement possible contre le réchauffement climatique ? Comment faire entrer les grands principes de l’économie dans la culture de chacun ? La France peut-elle se réconcilier avec le marché ? Les économistes sont-ils utiles ?
Au beau milieu d’une année marquée par plusieurs élections capitales et une profonde crise du pouvoir d’achat, nous avons demandé à Jean Tirole, directeur de la Toulouse School of Economics (TSE) et prix Nobel d’économie en 2014, de formuler les enjeux et de jauger les solutions.
Pourquoi lui ?
Économiste, spécialiste du rôle de l’État dans la régulation des marchés, du droit de la concurrence et de l’économie industrielle. Dans le livre pédagogique L’Économie du bien commun (PUF, 2016), ce partisan de l'économie de marché décrit sa vision de la discipline économique et les réformes nécessaires pour améliorer la société. À l’occasion du second tour de la dernière élection présidentielle, il dénonce dans une tribune le programme économique de Marine le Pen.
Pour en savoir plus, lire notre fiche complète > Jean Tirole et l’économie du bien commun
Pour l'Éco. En 2022, l’Europe et la France sont confrontées à une grave crise du pouvoir d’achat, alimentée par les pénuries notamment énergétiques liées à la guerre en Ukraine. Vous êtes un adepte des incitations de marché pour corriger les déséquilibres. Que peuvent ces incitations face à une crise pareille ?
Jean Tirole. Pour contrer la cherté des énergies fossiles (gaz, pétrole), les gouvernements de nombreux pays les subventionnent et se remettent au charbon. Cette solution de facilité n’est pas satisfaisante pour plusieurs raisons.
D’abord les énergies fossiles sont déjà beaucoup trop subventionnées ; cette mesure n’encouragera pas le déclin des émissions de gaz à effet de serre. Ensuite, parce que la mesure coûte très cher aux finances publiques, d’autant plus qu’elle n’est pas ciblée sur les ménages les plus démunis. Enfin, dans le cas du gaz, elle encourage la Russie à faire monter les prix, car ces derniers ne restreignent plus la demande.
Il vaudrait beaucoup mieux faire un chèque énergie aux plus démunis. La pénurie existe, il faut que les prix jouent leur rôle de signal et responsabilisent les acteurs économiques, entreprises, ménages et administrations.
Dans votre livre Économie du bien commun, vous affirmez que le marché, avec ses incitations, est souvent le bouc émissaire de nos propres hypocrisies.
On prête au marché des fautes qui sont avant tout nos faiblesses d’êtres humains. Certains marchés peu acceptables, la prostitution ou le commerce d’organes par exemple, existent, c’est un fait. Ne faisons pas l’autruche.
Pour agir, il faut une double intervention. D’abord des incitations (par exemple, pénaliser les clients et les proxénètes dans le cas de la prostitution) pour faire que ce marché diminue (même s’il ne disparaîtra jamais) et surtout que les trafics d’êtres humains cessent. Et ensuite investir dans l’éducation, c’est-à-dire dans une intervention sur les normes sociales.
Autre exemple de notre hypocrisie : le prix du carbone. Cela fait 30 ans que mes collègues et moi tentons de convaincre les responsables politiques d’instaurer un prix décent du carbone, c’est-à-dire de fournir des incitations aux acteurs économiques pour qu’ils modifient leurs comportements.
Éco-mots
Outil économique destiné à internaliser dans les prix de marché les coûts cachés (« externalités ») des dommages causés par les émissions de gaz à effet de serre, afin d’orienter les décisions des agents économiques vers des solutions à faible contenu en carbone.
Je me souviens d’un dîner avec un ministre de Lionel Jospin à la fin des années 1990. Il comprenait bien l’idée, mais la trouvait immorale. Pourquoi ? Parce pour lui, créer une taxe ou un marché, c’est autoriser les entreprises et les particuliers à polluer à condition de payer. J’ai répliqué : « Vous trouvez ça plus moral qu’ils polluent sans payer ? »
En fixant une quantité de quotas d’émission compatible avec nos ambitions climatiques, et ce au niveau politique le plus haut possible (le niveau mondial serait idéal), on permettrait aux entreprises pour qui une dépollution coûterait très cher de l’éviter, tandis que toutes celles pour lesquelles une dépollution est relativement peu coûteuse seraient incitées à la mettre en œuvre.
Ce prix du carbone autorise les agents économiques à faire un choix. En réduisant le coût des politiques écologiques, ce prix rend ces dernières plus acceptables.
On prête au marché des fautes qui sont avant tout nos faiblesses d’êtres humains.Jean Tirole
En France, les gens voient les incitations comme étant le reflet de notre comportement asocial. Nous aimerions tous vivre dans un monde idéal où les gens feraient spontanément attention à leur pollution.
Mais dans la réalité, nous ne faisons pas grand-chose, à part quelques gestes symboliques. Instaurer une incitation, par une taxe carbone ou un marché de quotas d’émission, c’est rappeler que collectivement, nous ne sommes pas aussi vertueux que nous le voudrions.
Notez-vous, en France une évolution du rapport au « marché » ?
Notre pays reste très méfiant vis-à-vis des incitations, des marchés et de l’économie en général. On préfère demander à l’État de faire les choses à la place du marché. Le problème, c’est que l’État, même s’il n’est pas prisonnier des lobbies, ne sait pas toujours quoi faire. Il ne possède pas l’information nécessaire. Il doit être humble et le reconnaître. Et utiliser le « signal prix » pour indiquer combien les comportements individuels peuvent coûter à la société.
Éco-mots
Signal-prix
Prix artificiellement plafonné, soutenu ou diminué, par une volonté d'une autorité compétente et du législateur pour modifier le comportement des agents économiques, en utilisant différents outils économiques comme la fiscalité, des écotaxes, la règlementation, des primes, des subventions... Par exemple en augmentant la fiscalité pour diminuer la consommation de produits sucrés (taxe soda), ou en mettant en place des subventions vertes pour encourager l'achat de véhicules propres.
L’État doit écouter la société et la responsabiliser. La justice est également sollicitée bien au-delà de sa zone de compétence. On demande aux juges de répondre à des questions très difficiles : « Ce licenciement était-il justifié ? Est-ce que l’entreprise n’a vraiment pas besoin de cet emploi ? Est-ce qu’elle peut recaser le salarié ailleurs ? » Le juge n’a aucun moyen de savoir. Ce n’est pas de sa faute, je ne le blâme pas.
Prenons un autre exemple. L’Union européenne vient de décider la fin des voitures thermiques d’ici 2035. Qu’est-ce qui est le plus efficace, l’incitation ou l’interdiction pure et dure ?
Je vais commencer par un exemple relié : l’interdiction pour les voitures polluantes de venir dans les centres-villes. Les économistes préféreront toujours la taxe carbone combinée à des péages urbains (ces derniers reflétant des coûts de pollution et de congestion supérieurs en agglomération urbaine).
Parce que si l’on possède une voiture polluante qu’on n’utilise jamais et que vraiment, ce jour-là, on a besoin de venir au centre-ville, ce n’est pas la fin du monde non plus. Les incitations financières laissent un choix le jour où il est difficile de faire autrement.
À lire aussi > À qui profitent les péages urbains ?
Les économistes n’aiment pas trop les interdictions, mais il faut aussi reconnaître que les incitations ont leurs limites. Dans le cas de la taxe carbone, l’information des ménages pose problème. Qui, en achetant une voiture, connaît le montant de la taxe carbone qu’il devra payer dans les quinze années suivantes ?
Par contre une interdiction, bien analysée – c’est-à-dire dont le coût par tonne de carbone économisée n’est pas hors de proportion avec le prix du carbone que l’on impose par ailleurs – peut être avantageuse. Cet argument en faveur des interdictions s’applique surtout aux particuliers. Alors, oui, même si en général je me méfie des interdictions, je suis pour l’interdiction à terme de la vente de voitures thermiques neuves.
La taxe carbone est au cœur de votre engagement d’économiste. Mais peut-elle relever le défi climatique ?
Beaucoup de citoyens ne comprennent ni sa simplicité, ni son efficacité. Ils ne voient pas non plus que les autres méthodes écologiques sont plus chères et souvent tout aussi régressives (les plus modestes paieront proportionnellement plus). N’oublions pas que les subventions aux voitures électriques et aux panneaux solaires sur les toits profitent en moyenne aux propriétaires plutôt aisés.
Mais les alternatives à la taxe carbone, généralement plus coûteuses et non moins régressives, possèdent un gros avantage politique : leur coût est souvent invisible. Beaucoup ne voient pas qu’ils sont en train de payer les subventions au solaire et à la voiture électrique sur leur facture d’électricité ou sur leur feuille d’impôt.
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Une subvention, c’est toujours une taxe (ce qui ne la rend pas forcément mauvaise), car l’État, c’est-à-dire nous, reprendra d’une main ce qu’il a donné de l’autre. Inversement, une taxe produit des revenus publics et autorise une subvention sur une autre question économique. Il n’y a pas d’argent magique.
Malheureusement, comme le montre une note récente du Conseil d’analyse économique1, les subventions environnementales sont populaires alors que les taxes le sont beaucoup moins. Les politiques environnementales posent le problème du pouvoir d’achat des plus démunis. Il faudrait compenser les ménages les plus démunis en accroissant leurs revenus plutôt qu’en subventionnant leur essence.
C’est à la classe politique que revient de faire la pédagogie du prix du carbone. Si elle n’a pas le courage de le faire, il y aura des pénuries et le réchauffement climatique s’accentuera.
Une subvention, c'est toujours une taxe, car l’État, c’est-à-dire nous, reprendra d’une main ce qu’il a donné de l’autre.Jean Tirole
Une angoisse s’installe sur le coût de la transition énergétique, sur sa compatibilité avec le progrès social, voire sur son caractère démocratique. Quel est votre avis ?
Il y a une tendance néfaste à dire qu’on va avoir plus de croissance en étant écologique. Je comprends que ce soit politiquement vendeur, car de telles affirmations surfent sur ce que nous voudrions croire. On nous dit aussi : « Ne vous inquiétez pas, l’écologie va créer des emplois verts. » Je n’ai jamais lu une seule étude sérieuse montrant ces créations d’emplois.
C’est simplement de l’argent public qui est dépensé dans les technologies vertes et qui pourrait donc être dépensé autrement, dans l’hôpital ou dans l’éducation. Et puis ces dépenses sont financées par des impôts, ce qui peut freiner l’emploi et la croissance ailleurs.
Arrêtons de nous mentir. Nous devons avoir le courage de payer le coût de la transition énergétique. Ce coût sera d’autant plus faible que nous nous y prendrons plus tôt. Là, on est en train de reculer, ce sera de plus en plus cher et de plus en plus catastrophique pour le climat.
On prend des mesures cosmétiques avec très peu d’effets. Il faut dire la vérité aux Français. Je ne suis pas du tout d’accord avec ceux qui prônent la décroissance, mais eux, au moins, ils ont l’honnêteté de dire : « Je suis prêt à décroître, je ferai ce qu’il faut pour la planète. »
À lire aussi > Jean Pisani-Ferry : « La transition écologique ne se fera pas sans provoquer un choc économique majeur »
Au premier tour des législatives de juin 2022, Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon étaient à peu près à égalité alors que leurs programmes économiques sont aux antipodes l’un de l’autre. Cette absence de consensus sur les grandes notions économiques est-elle une bonne ou une mauvaise nouvelle ?
C’est préoccupant et l’éducation est la solution. Il est impératif de fournir aux citoyens les moyens de détecter les fausses idées économiques ou scientifiques plus généralement, et de les faire participer au débat public autrement que par des commentaires vengeurs sur Twitter et Facebook. Par des exemples élémentaires et ludiques, expliquons aux élèves à partir de la sixième ce qu’est un fait, ce qu’est un biais de sélection, la différence entre corrélation et causalité.
De leur côté, les psychologues recherchent des moyens de « vacciner » contre les fake news (en provoquant des « anticorps intellectuels ») et inventent des jeux où le joueur apprend à manipuler les autres pour mieux comprendre comment il peut se faire lui-même manipuler. Le populisme et l’extrémisme progressent partout. La parole politique est démonétisée, c’est très inquiétant pour notre démocratie. Cela pose à nouveau la question du rôle des experts.
Précisément, vous êtes un expert. Les experts en général ne sont pas en odeur de sainteté…
La méfiance des citoyens n’est pas réservée aux économistes, loin de là. Il ne fait pas bon être un médecin, un biologiste ou dans certains pays un climatologue. Et nous, les experts, portons notre part de responsabilité. Nous devons sortir de nos laboratoires. Mais même si les experts ont leurs torts, tous les discours ne se valent pas, contrairement à ce que voudraient faire croire les populistes.
Et d’ailleurs, que ce soit en Angleterre avec Michael Gove ou en France avec Marine Le Pen, ils essaient de discréditer les experts pour flouter la réalité. Nous avons besoin des experts. Je les défends vigoureusement. Sans eux, il n’y aurait plus qu’une juxtaposition de vérités alternatives, sans hiérarchie. Tout se vaudrait.
Sans experts, il n'y aurait plus qu'une juxtaposition de vérités alternatives, sans hiérarchie.Jean Tirole
Quel est le malentendu ou le contresens économique qui vous inquiète le plus ?
Il y en a tant. Je suis stupéfait par exemple par l’immense popularité des aides au logement. La réalité, c’est que 75 % de ces aides vont dans la poche des propriétaires. Nous n’arrivons pas à nous poser pour réfléchir et nous demander si c’est vraiment le meilleur moyen d’aider les étudiants et les ménages pauvres à se loger dans une ville.
Sur beaucoup de sujets, la taxe carbone, l’héritage, la mondialisation, les citoyens et les économistes divergent radicalement. Comment combler ce fossé qui fait le jeu du populisme ?
Les réseaux sociaux et les croyances qu’ils colportent créent un problème nouveau. Il ne s’agit pas de contrôler la pensée des gens, mais tout simplement de faire en sorte qu’ils aient accès à des notions solides. Le fondement, j’insiste à nouveau, c’est l’enseignement, au sens large du terme.
Les économistes doivent sortir de leurs laboratoires et aller parler, dans les lycées par exemple. Mais attention, parler d’économie au grand public, c’est une compétence en soi.
Il faut se forcer à formuler sans jargon. Et prendre le temps. Or la télévision vous demande de tout simplifier en cinq minutes. Avec en plus, pour moi, le « syndrome du prix Nobel ». On m’interroge sur tout et n’importe quoi. J’essaie de rester sur mon domaine, de ne pas me laisser entraîner, même si je n’y réussis pas toujours.
Vous voulez dire que les économistes doivent participer plus au débat public ?
La plupart des meilleurs économistes n’interviennent jamais dans le débat public, par manque de goût et parce que la carrière des chercheurs dépend du jugement de leurs pairs sur la qualité et créativité de leurs publications, pas de leur notoriété. Personnellement je fais toujours autant de recherche aujourd’hui que quand j’avais 30 ans, c’est ma passion. J’essaie quand même de contribuer au débat public.
Jusqu’en 2014, je pratiquais l’économie en parlant surtout aux experts du ministère des Finances, des Banque centrales, des Autorités de la concurrence et des entreprises. C’est utile, mais dans une démocratie, ça ne suffit pas. Il faut parler à tout le monde car tout le monde est concerné.
Les politiques parlent tout de temps d’économie, mais écoutent-ils les économistes ? Plus spécifiquement, à quoi servira le rapport Blanchard-Tirole de 2021 sur le climat, les inégalités et les retraites ?
Il y a une différence entre les autorités indépendantes et les politiques. Les autorités indépendantes travaillent déjà sur des sujets assez techniques, comme la régulation des banques, la politique monétaire ou le droit de la concurrence ; et surtout elles sont plus libres de leurs mouvements… L’économiste interagit facilement avec elles. Nos langages sont voisins.
Avec les politiques, c’est plus compliqué car les responsables politiques veulent légitimement être réélus. Il y a beaucoup de sujets qui fâchent dans le rapport Blanchard-Tirole. Nous ne nous attendions donc pas à une adoption politique rapide de nos propositions. Nous sommes habitués !
Avec Olivier Blanchard, déjà en 2003, nous avions proposé un bonus-malus pour les licenciements. Une incitation pénalisant les entreprises qui utilisent les salariés comme des mouchoirs jetables. Les plus vertueuses recevaient un bonus. Cela visait à encourager les entreprises à investir dans leurs salariés. Accumuler les CDD auquel on ne procure aucun capital humain, ce n’est pas efficace socialement.
En privé, les politiques et les syndicats étaient curieux mais, jusqu’aux récentes lois travail, personne n’a osé reprendre l‘idée en public parce que l’incitation, c’est tabou. Aux États-Unis, le système de bonus-malus sur les licenciements existe sous une autre forme depuis 1935 ! C’est Roosevelt qui l’avait mis en place sous le nom d'« experience rating ».
Pendant les campagnes électorales de 2022, et notamment à propos du programme de la Nupes, s’est ouvert un débat sur les « vrais » économistes ? Pour vous, comment reconnaître un authentique économiste ?
Comme l’économie est par nature multidimensionnelle, définir ce qu’est un « bon économiste » est une tâche ardue. Je connais des gens qui n’ont pas de doctorat et qui sont de très bons économistes. Inversement, il existe de très brillants économistes universitaires, esprits extrêmement puissants, ayant peu de sens commun ou ne connaissant rien au terrain.
Pour sortir de nos controverses un peu franco-françaises, on doit se reporter sur le jugement par les pairs. Il n’est pas parfait, mais c’est ce qu’on a fait de mieux et cette méthode est assez standardisée au niveau international, indépendamment des positions politiques. Paul Samuelson et Milton Friedman se disputaient, l’un à gauche, l’autre à droite, mais ils disaient tous les deux : « Nous utilisons les mêmes méthodologies, la même théorie, la même économétrie, nous avons des désaccords sur certains sujets mais nous partageons bien une discipline, l’économie, permettant d’objectiver nos débats. »
En France, l’économie est le théâtre d’une guerre d’influence entre « orthodoxes » et « hétérodoxes ». Où vous situez-vous ?
Les économistes français reconnus internationalement sont des « orthodoxes ». Ils ont souvent été formés dans les pays anglo-saxons. Ce qui est un peu dommage, mais reflète une réalité. C’est pour cette raison que nous tentons de construire en France des programmes de doctorat de plus en plus solides. La communauté d’économistes français est excellente, mais, trop souvent, exerce à l’étranger.
Si la diversité universitaire est un vrai enjeu, je ne suis pas favorable à l’allocation de postes réservés à certains économistes simplement parce qu’ils se définissent comme hétérodoxes. En fait, j’ignore ce que veut dire être « hétérodoxe ».
À lire aussi > La guérilla des économistes hétérodoxes
Est-ce s’intéresser aux sciences humaines et sociales ? Il suffit d’avoir lu l’American Economic Review au cours de ces 30 dernières années pour constater que ce temple de l’orthodoxie fait une large part à la psychologie, à la sociologie ou à l’histoire.
Être « hétérodoxe » veut-il dire être keynésien ou encore s’intéresser aux inégalités ? J’intervenais récemment dans une conférence totalement mainstream (ndlr : orthodoxe) avec des chercheurs du monde entier. Ils étaient presque tous keynésiens (même s’il existe 36 façons d’être keynésien !).
Est-ce se préoccuper des inégalités ? Cette inquiétude est partagée par l’ensemble de la profession. De nombreux économistes, de Thomas Piketty à Angus Deaton, qui sont des chercheurs mainstream, travaillent sur les inégalités. Ces chercheurs, comme les keynésiens Paul Krugman ou Joseph Stiglitz, comme les économistes du développement Amartya Sen ou Esther Duflo, comme leurs collègues travaillant en économie industrielle, du travail, de la finance ou en économie comportementale, utilisent la même méthodologie et publient tous leurs meilleurs travaux dans les mêmes revues orthodoxes.
J'ignore ce que veut dire être un économiste « hétérodoxe »Jean Tirole
Vous avez été mêlé à une polémique concernant le projet de créer au sein du Conseil national des universités (CNU) un département pluridisciplinaire « Institutions, économie, territoires et société ». Vous y étiez hostile. Pourquoi ?
Les économistes dans leur ensemble – vous allez sûrement me dire ce sont surtout des orthodoxes ! – étaient contre. Pierre-Cyrille Hautcoeur, alors président de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), avait dirigé une commission qui jugea qu’une telle réallocation de postes d’économistes n’avait pas de sens. Cela n’existe nulle part ailleurs dans le monde.
Pour prendre l’exemple d’une autre discipline, on ne va pas, sous prétexte qu’il existe des climato-sceptiques, leur réserver des postes au sein d’un département de sciences du climat. Je suis convaincu qu’une telle construction, en dépit des intentions affichées, aurait nui à la communication et au dialogue. Toutes les sciences connaissent des débats internes, progressent par critiques, jugements par les pair et publications dans des revues à comité de lecture.
Lors de la remise du prix 2022 du meilleur jeune économiste, beaucoup de participants regrettaient que, pour des motifs de carrière, les économistes travaillent peu avec d’autres disciplines. Vous partagez ce regret ou vous pensez que l’économie se suffit à elle-même ?
Il y a 11 ans, j’ai créé, au sein de TSE (Toulouse School of Economics, ndlr), un centre d’études pluridisciplinaire, l’Institut d’études avancées de Toulouse (IAST en anglais). L’idée, c’était que des économistes côtoient des psychologues, des sociologues, des anthropologues, des historiens, des politologues. Pour faciliter la fécondation croisée. Cette dernière n’est pas toujours facile.
À Toulouse, comme dans d’autres villes, les universités sont encore physiquement séparées. Par exemple, sur le campus englobant TSE, on trouve des juristes, des gestionnaires et des économistes, mais les psychologues, les sociologues ou les historiens sont dans une autre université. Donc, pas facile de partager les idées et les postes, et d’enseigner ensemble.
Et franchement, même quand tout le monde travaille sur le même campus, dans les faits, les gens raisonnent encore en silo. Ils travaillent leur discipline sans trop s’intéresser aux autres. La pluridisciplinarité est un leitmotiv, mais elle est trop rare. Parfois, on s’associe pour décrocher des fonds de recherche, mais sans véritable traduction académique par la suite.
L’obstacle le plus sérieux est le mode de construction des carrières. Pour que la recherche soit de qualité, il faut que les chercheurs aient une spécialité, qu’ils n’évoluent pas dans une zone grise à cheval sur plusieurs domaines, qu’ils ne puissent pas échapper à tout jugement professionnel en prétendant « être ailleurs ».
À l’IAST, nous avons donc décidé que chaque chercheur doit garder son identité. L’économiste sera jugé par les économistes, le psychologue par les psychologues. C’est le meilleur moyen de protéger la carrière des jeunes chercheurs. Être bien ancré et reconnu dans une discipline n’interdit pas de s’enrichir des autres disciplines.
Le plus important, c’est que l’interdisciplinarité doit venir du terrain, d’en bas, alors qu’en France, la tendance est de mettre de l’argent et de décréter l’interdisciplinarité à partir du sommet de l’université ou des organismes de recherche. Ça ne marche pas. La clé, c’est que les gens aient envie de travailler ensemble. Je suis donc favorable à l’accompagnement des initiatives qui ont déjà une substance.
Comment organiser pratiquement l’interdisciplinarité entre des chercheurs qui évoluent sur des planètes de recherche complètement différentes ?
Le premier combat, c’est le vocabulaire. On utilise souvent les mêmes concepts, mais sous des mots complètement différents. Il faut devenir bilingue en quelque sorte. Et puis il y a les maths.
Pour les économistes, les mathématiques ne sont pas un problème, mais dans les autres sciences humaines et sociales, on emploie peu de maths, surtout en France. Dans notre pays, les sciences sociales quantitatives sont moins développées qu’ailleurs. Et le dialogue interdisciplinaire est beaucoup plus difficile.
Inversement, dans les séminaires de l’IAST, nous demandons aux économistes d’utiliser le minimum de maths dans leurs présentations. Chacun doit faire l’effort d’aller vers l’autre. Le développement des sciences sociales quantitatives est une nécessité.
Par exemple, aux États-Unis, de nombreux chercheurs dans les départements de sciences politiques utilisent les méthodologies de l’économie. Ils partent d’une théorie et expérimentent ou testent avec l’économétrie. Du coup, même si les sujets sont différents, nous sommes en terrain familier. Ajoutons qu’aux États-Unis, l’autre partie des départements de sciences politiques est non quantitative, ce qui n’enlève rien à leur sérieux.
Dans la compétition entre les sciences, comment se débrouille l’économie ?
Elle progresse de deux manières. D’abord, en dépit des rumeurs, elle intègre beaucoup plus de sciences humaines et sociales qu’il y a 30 ans. D’autre part, elle a pris un virage vers l’empirique. Je suis un théoricien, mais j’applaudis ce virage vers l’empirique, dû à l’apparition de grosses bases de données et de logiciels qui ont transformé l’économétrie.
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La recherche pluridisciplinaire est passionnante. J’ai publié en 2021 dans Econometrica, avec un jeune chercheur égyptien de TSE, Mohamed Saleh, un article sur la fiscalité et les choix religieux en régime islamique entre le VIIe et le Xe siècle. La base de données fiscales individuelles assemblée par Mohamed Saleh était absolument remarquable sur le plan historique, malgré les imperfections que l’on peut l’imaginer : Il a fallu par exemple s’inquiéter des biais de sélection car les papyri n’ont survécu que dans les endroits très secs. C’est aussi ça l’économie : des allers-retours captivants entre la théorie et les données.
La morale fait son retour dans tous les pays. En tant qu’économiste, comment abordez-vous les questions morales ?
Je suis mal à l’aise avec les postures morales. Oui, elles sont utiles en tant qu’avertissements sur le caractère potentiellement problématique de certains comportements.
Mais ça doit s’arrêter là. Il faut essayer de comprendre pourquoi on est indigné. Autrefois, par exemple, on disait que l’assurance vie était immorale, de même que les relations sexuelles entre personnes du même sexe ou de races différentes. C’était « immoral » et la majorité indignée les faisait interdire.
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Les économistes travaillent énormément sur la moralité avec les psychologues et des philosophes. Nous apportons notre méthodologie, notamment nos théories et nos expériences ; la plus simple parmi ces dernières est le jeu du dictateur, où chaque joueur doit opter pour un choix généreux (chaque joueur gagne 5 euros) ou un choix égoïste (je gagne 6 euros, l’autre 1 euro). Une partie des gens sacrifient 1 € ; mais si on donne la moindre excuse aux gens, ils font le choix égoïste. Nos comportements moraux sont fragiles.
Alors comment induire les comportements moraux ? À TSE, nous essayons de comprendre quand les marchés génèrent des comportements moraux ou immoraux.
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Vous êtes, à l’origine, un mathématicien. Quelle est l’importance économique des maths ?
Les maths sont une compétence cruciale et en France, la situation est alarmante. On se targue d’avoir des médailles Fields et c’est très bien, mais c’est surtout le niveau général qui compte. Et il est très mauvais. Or il y a beaucoup d’emplois de bon niveau et de créations d’entreprise qui dépendent de gens bien formés en sciences. Et si nous n’enseignons pas correctement les maths, c’est un cataclysme qui nous menace.
Et là, de nouveau, on est dans les tabous vis-à-vis des incitations du marché. Il est notoire qu’on a du mal à recruter des profs de maths. La raison est également notoire : ils peuvent gagner beaucoup plus en allant dans le secteur privé.
Alors oui, ce serait formidable si des gens animés d’une vocation se sacrifiaient pour enseigner les maths, mais, s’il y en a dans la vraie vie, ils sont peu nombreux. Il faut donc tout simplement les payer mieux. Si l’on ne peut pas revaloriser les salaires de tous les enseignants, alors il va falloir, comme on le fait pour les profs dans les zones défavorisées, leur donner un bonus, bref utiliser des mécanismes incitatifs.
1. « Les Français et les politiques climatiques », Antoine Dechezleprêtre, Adrien Fabre et Stefanie Stantcheva.
Notre dossier complet sur le travail des économistes à retrouver ici.