Le modèle de sobriété énergétique déployé par le président de la République depuis cet automne fait l’objet de multiples débats à l’échelle locale. Il consiste, comme l’a souligné en octobre dernier la Ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, à mettre en œuvre « des efforts collectifs, proportionnés et raisonnables pour faire la chasse au gaspillage d’énergie », de sorte que chaque citoyen parvienne à baisser sa consommation de 10 % d’ici 2024. Si le principe général de ce concept politique ne suscite pas de clivages importants dans le monde politique, les modalités d’application, en revanche, aboutissent à de fortes tensions sur tout le territoire national, et plus particulièrement au niveau des collectivités territoriales.
Le constat est sans appel : le principe d’une justice énergétique mobilise, tandis que les mesures à prendre divisent. À la suite du décret publié après l’annonce gouvernementale interdisant les publicités lumineuses entre 1h et 6h du matin dans toutes les villes, des plans de frugalité ont fleuri dans de nombreuses collectivités territoriales.
Tous les équipements urbains étaient concernés et les propositions ont fusé sans qu’aucune ne parvienne à convaincre unanimement de son caractère prioritaire : abaissement de l’éclairage public, de la température de l’eau des piscines et de la consommation d’énergie des bâtiments municipaux, réduction du chauffage dans les bibliothèques et les écoles, encouragement à l’autopartage pour réduire la dépendance à l’automobile « polluante », renforcement du réseau de transports en commun, délestage électrique dans les foyers pour quelques heures, accent sur le développement des énergies renouvelables… S'agissant d'énergie, le consensus peine à s’établir, car plusieurs manières d’envisager le bien-être collectif se confrontent.
Rapport primaire au monde
Le plan gouvernemental de lutte contre cette crise sans précédent confirme une transformation majeure de notre rapport primaire au monde à l’œuvre depuis plusieurs années. Il s’agit du deuil collectif d’une planète qui serait dotée de ressources infinies.
Évidence partagée jusqu’au début du XXIe siècle, cet imaginaire invitait les pouvoirs publics à considérer les biens énergétiques comme devant satisfaire les besoins de collectivités, eux-mêmes illimités. Dans cette représentation, les vulnérabilités énergétiques renvoyaient principalement à l’expression d’inégalités économiques qu’il fallait juguler.
Si bien que les revendications politiques portaient surtout sur le défaut d’accès aux ressources rencontré, par exemple, dans les logements insalubres. Primait alors le modèle d’une justice dite « distributive ». L’État devait couvrir les besoins vitaux, mais la consommation n’avait pour autre limite que les besoins et les finances de chacun.
De la distribution à la contribution
Tout autre est l’ère de la sobriété énergétique. Avec la prise de conscience d’évoluer dans un monde aux ressources environnementales contraintes, la distribution de l’énergie se transforme radicalement. Ce bien essentiel, parce qu’il est limité en disponibilité, doit avoir une répartition « équitable » au sein de la collectivité.
Émerge alors une justice dite « contributive », fondée sur la capacité de participation de chaque citoyen comme en témoigne le slogan gouvernemental : « Chaque geste compte : économisons l’énergie ». Il convient de porter attention à l’expression de « justice énergétique », dérivée de la notion de justice sociale, dont la signification ne prête à aucune équivoque.
Elle renvoie à un idéal de société dans laquelle chaque citoyen aurait le sort qu’il mérite au regard de critères qu’elle considère comme légitime. Et c’est là que le bât blesse… Si l’accès aux services comme l’électricité, l’eau et l’assainissement est reconnu comme étant de première nécessité, il ne constitue pas un droit opposable. La force de ce constat juridique dans les imaginaires collectifs est d’autant plus puissante que le secteur dépend majoritairement des conditions du marché, et beaucoup moins de la solidarité publique1.
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Participer n’est pas arbitrer
Le droit à « un niveau de vie suffisant » établi dans la Déclaration universelle des droits de l’homme peut être interprété comme un droit à l’énergie, mais pas nécessairement comme un droit d’accès aux services énergétiques. Cette ambiguïté interprétative renforce l’idée que chaque citoyen doit individuellement contribuer à l’effort de sobriété énergétique.
Pour autant, cette participation ne résout pas les arbitrages que devront faire les collectivités locales en cas de forte pénurie. Peu de valeurs sociales s’opposent à la réduction des consommations, hormis quelques cas de vulnérabilités biologiques soulignées dans les médias, comme les patients dont la vie dépend d’un respirateur. Dès lors, les arbitrages autour d’une répartition équitable des ressources sont voués à perdurer. Ils interrogent la manière dont nous faisons société.
1 « Précarité énergétique et justice énergétique : un droit à l’énergie est-il pensable ? », Rachel Guyet L’Europe en formation n°378, 2015.