L’essentiel
- De plus en plus d’individus connaissent un changement de position sociale au cours de leur vie (mobilité intragénérationnelle).
- Néanmoins, des barrières persistent : les femmes et les catégories socioprofessionnelles du bas de la hiérarchie sociale ont toujours plus de difficultés que les hommes et les PCS (nomenclature qui classe les professions et catégories socioprofessionnelles en France) supérieures d’atteindre le haut de l’échelle sociale.
- Les mouvements sur l’échelle sociale sont limités car ils se font en grande majorité entre classes sociales voisines.
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Pourquoi elle ?
Marta Veljkovic est docteure en sociologie et travaille au Centre de Recherche sur les Inégalités Sociales (CRIS) de Sciences Po et à l’Institut national d’études démographiques (Ined). Sa thèse, soutenue en décembre 2022, porte sur la mobilité sociale en cours de carrière et sur les trajectoires de classe (disponible par ici).
Pour l’Éco. Dans votre thèse, vous avez étudié la mobilité intragénérationnelle. En quoi consiste votre travail ?
Marta Veljkovic. Lorsque les sociologues et les économistes étudient la mobilité sociale, le plus fréquemment c'est à partir de la mobilité intergénérationnelle. C’est-à-dire qu’ils comparent les positions entre les différentes générations (parents VS enfants). Il est plus rare d’observer la mobilité qui intervient au cours du cycle de vie d’une même personne. J’ai donc choisi d’étudier cette mobilité-là, intragénérationnelle, en partant des catégories socioprofessionnelles (cadres, professions intermédiaires, employés/ouvriers qualifiés et non qualifiés, indépendants commerçants et agriculteurs) et en m’intéressant aux épisodes d’inactivité ou de chômage qui interviennent en cours de carrière.
En m’appuyant sur les enquêtes « Formation et Qualification Professionnelle » et « Histoire de vie » de l’INSEE, j’ai adopté une première approche où j’observe la mobilité des femmes et des hommes par périodes (entre 1970 et 2015), et une deuxième approche où je compare les parcours socioprofessionnels de 7 générations différentes (des personnes nées entre 1911 et 1924, jusqu’aux individus nés entre 1975 et 1984.)
Dans l’approche par période, je compare la position occupée au premier emploi à celle occupée à un âge plutôt avancé (lorsque l’individu a entre 40 et 59 ans). Dans l’approche par cohorte, j’observe la mobilité qui intervient à l’intervalle de cinq ans de carrière (entre 25 et 30 ans, entre 40 et 45 ans…), pour les individus âgés de 30 à 59 ans. Enfin, j’ai regardé aussi la mobilité année après année, c’est-à-dire la position occupée par une personne entre ses 14 et ses 49 ans.
Éco-mots
Mobilité sociale
La mobilité sociale désigne la circulation des individus entre différentes positions de la hiérarchie sociale. Elle peut être intragénérationnelle (changement de position sociale d’une même personne au cours de sa vie) ou intergénérationnelle (changement de position sociale par rapport à l’un de ses parents).
Que disent vos travaux de la mobilité intragénérationnelle en France ?
Ils montrent que la mobilité intragénérationnelle augmente au fil du temps : les individus changent davantage de position sociale aujourd’hui que par le passé. Ce peut être une mobilité socioprofessionnelle ou de classe, c’est-à-dire devenir cadre, après avoir occupé profession intermédiaire ; une mobilité de statut comme le fait d’être indépendante pendant 10 ans et devenir salariée ; ou une mobilité de statut d’emploi, par exemple avoir été au chômage deux ans, être en emploi aujourd’hui et en inactivité demain.
Si l’on se concentre sur la mobilité socioprofessionnelle, c’est-à-dire vraiment la fréquence à laquelle on change de position de classe entre les différentes catégories salariées, nous voyons qu’elle augmente pour les hommes et pour les femmes, au fil des périodes comme au fil des générations. En 1970, environ 30,4 % des hommes et 10,8 % de femmes connaissaient un changement de classe au cours de leur carrière. En 2015, ils étaient 35,6 % et elles étaient 33,1 %.
Plus de mobilité sociale signifie-t-il plus d’ascension sociale ?
Lorsque l’on parle de mobilité, il s’agit bien de mouvements ascendants et descendants dans l’échelle sociale. Il ne s’agit pas toujours de mouvements « vers une meilleure position sociale ». Même si, aujourd’hui, la mobilité ascendante reste plus fréquente que la mobilité descendante.
J’observe donc que cette mobilité intragénérationnelle augmente pour tout le monde : les individus changent davantage de position au cours de leur vie. Il y a davantage de fluidité de carrière.
Néanmoins, en 2015, environ 8 % des hommes et 11 % des femmes ont connu un déclassement quand on compare leur premier emploi à leur emploi occupé à 40-59 ans. C’est-à-dire des individus qui perdent leur statut au fil de l’âge, ce qui est complètement contre intuitif avec l’idée de déroulement de carrière.
De plus, lorsque l’on observe les mouvements que connaissent les individus, on voit qu’ils consistent en grande majorité à évoluer dans des classes sociales voisines. Par exemple, l'ouvrier non-qualifié ne devient que très rarement cadre, mais plutôt ouvrier qualifié : il ne traverse pas toute l’échelle sociale.
Éco-mots
Déclassement
Perte d’une position sociale par un individu, que ce soit celle de son milieu d’origine, celle qu’il avait atteinte ou celle que laissait espérer le diplôme qu’il avait obtenu. Ce déclassement peut être intergénérationnel (comparaison avec les parents), intragénérationnel (changement de statut au cours de la vie d’une personne).
Est-ce que la mobilité intragénérationnelle est la même pour tout le monde ?
Bien que cette hausse de la mobilité intragénérationnelle touche toutes les PCS, elle ne suffit pas à effacer les inégalités de départ. En d’autres termes, dans le haut comme dans le bas de la structure, on est de plus en plus mobiles au cours de notre carrière, mais les barrières à la mobilité se maintiennent.
Les inégalités sociales importantes persistent dans la fréquence et dans le type de mobilité que connaissent les individus des différentes catégories sociales.
Les hommes restent plus mobiles que les femmes ; elles connaissent plus souvent une situation de déclassement en cours de carrière et sont plus exposées aux situations d’inactivité ou de chômage. Les classes sociales les plus aisées, en l’occurrence les cadres, sont parmi les moins mobiles de toutes. Ainsi, en 2015, 76,3 % des individus qui sont cadres dès leur premier emploi le resteront jusqu’à la fin de leur carrière. Chez les employés et ouvriers non qualifiés, 29,5 % des individus ne changent pas de position au cours de leur carrière.
Comment expliquer cette plus grande mobilité intragénérationnelle ?
Ma thèse ne permet pas de révéler le rôle des différents facteurs explicatifs. Néanmoins, la littérature souligne les impacts de la massification scolaire (de plus en plus d’individus font des études plus longues) et le niveau de diplôme joue un rôle sur la mobilité sociale, particulièrement au début de la vie active, au moment de l’insertion.
L’évolution de la structure sociale est aussi à prendre en considération. Aujourd’hui, cette économie de services implique une précarisation des parcours : plus de CDD et de temps partiel, moins de sécurité de l’emploi, davantage d’exposition au chômage et à l’inactivité.
Éco-mots
Structure sociale
Répartition de la population en groupes sociaux différenciés au sein d'une société donnée. Passage par exemple d’une société où le secteur agricole était important à une industrialisation rapide, puis une désindustrialisation, vers l’économie de services.
Enfin, l’origine sociale peut prendre de l’importance sur le long terme. C’est notamment le cas dans le phénomène de contre-mobilité : au début de leur vie active, certains individus connaissent une position sociale qui est différente de celle de leurs parents, ce qui implique le plus souvent un déclassement social initial. Plus tard dans la carrière, ils ont tendance à retrouver la position de leurs parents.
Pour une partie des sociologues et économistes, s’appuyer sur le premier emploi des individus pour calculer la mobilité sociale présente des biais puisque ce travail ne serait pas représentatif dans la carrière d’une personne…
Je comprends les remarques dans un contexte de précarisation des parcours professionnels et d’entrée de plus en plus tardive sur le marché du travail. Néanmoins, toutes les approches que j’ai utilisées pour ma thèse m’amènent aux mêmes conclusions : ce que les individus déclarent comme étant leur première expérience professionnelle importante, correspond, pour la majorité d’entre eux, à la position socioprofessionnelle qu’ils vont occuper pendant trois ans ou plus, et pour certains, même plusieurs décennies plus tard.
Ce ne sont donc pas des épisodes professionnels transitoires ou anodins. Au contraire, ce premier emploi est révélateur des inégalités sociales, qui apparaissent dès l’insertion dans la vie active et se maintiennent parfois tout au long de la carrière.
Dans le programme de SES
Terminale. « Quels sont les caractéristiques contemporaines et les facteurs de la mobilité sociale ? »
Terminale « Comment est structurée la société française actuelle ? »