Avec le confinement qui s’estompe après la pandémie de Covid-19, le moment est venu de s’interroger sur le monde d’après et les capacités de résistance de nos économies modernes.
Les difficultés actuelles sont pourtant, par leur ampleur et leur intensité, sans commune mesure avec d’autres crises sanitaires, en particulier la grande peste de 1348.
Tout s’effondrait. Soudainement, les cadres sociaux de la féodalité, l’abondance des travailleurs que presque trois siècles de croissance démographique avaient permise, les certitudes religieuses et morales furent remises en question.
Sur le plan économique, l’hécatombe eut des résultats catastrophiques immédiats, même si elle entraîna une réaction dont on peut penser qu’elle amorça, à long terme, la montée en puissance de l’Occident.
L’ignorance, le pire des virus
La peste, vraisemblablement partie de Chine orientale, atteint l’Occident en suivant les « routes de la soie ». Elle arrive à Messine et à Marseille fin 1347, puis se répand en Europe en remontant la vallée du Rhône : ce sont bien les routes commerciales qui ont servi le bacille (le vecteur de la maladie est une bactérie et non un virus).
Si l’épisode de 1348 est unique par sa violence, il est suivi par au moins quatre autres grandes répliques sur presque un siècle. En 1400, la population a diminué de moitié dans l’ouest et le sud de l’Europe.
La peste met un terme aux grands défrichements, à la création des villes nouvelles comme les bastides du sud-ouest de la France.
Les hommes sont démunis face au fléau et même si l’on note un effort de rationalisation, comme l’instauration des premières quarantaines, la peste se diffuse en raison de l’ignorance sur ses causes et des mouvements de panique et de fuite qu’elle provoque en vertu du précepte "Cito, longe, tarde" (Fuis vite, loin, et reviens tard).
La féodalité anéantie
L’épidémie survient dans un monde plein. La concurrence régnait entre des travailleurs en quête de survie, que ce soit en ville ou à la campagne : la pauvreté était la norme, l’activité économique vouée à la production du strict nécessaire.
La peste fait disparaître la pression démographique. La première de ses conséquences est une pénurie de main-d’œuvre et donc la hausse généralisée des salaires.
Les surfaces cultivées diminuent, se recentrent sur les terres les plus fertiles, ce qui n’enraye pas l’effondrement de la production, faute de bras pour les récoltes : le grain pourrit dans les champs et les semailles ne se font pas.
Le retour périodique de l’épidémie, les famines et les guerres (la Guerre de Cent ans) entretiennent les difficultés : les trois Parques mortelles sont à l’œuvre.
La pénurie de main-d’œuvre met les paysans et les travailleurs des villes en position de force face aux détenteurs du pouvoir sur les terres.
Pour éviter la fuite de la population, on diminue les droits seigneuriaux, ce qui n’empêche pas des révoltes de paysans comme lors de la Grande Jacquerie, en France (1358). La rente foncière s’effondre, tout comme les recettes fiscales. La seigneurie foncière, qui était le fondement de la société, connaît un recul sans précédent : il y a de plus en plus de terres en fermage ou en métayage, ce qui entraîne l’émergence d’une classe de paysans aisés, les laboureurs, et achève de faire disparaître le servage.
Les techniques s’améliorent et, dans certaines régions, on introduit l’assolement triennal. D’une certaine manière, la peste a détruit la féodalité et donné naissance à un embryon de marché du travail régi par l’offre et la demande.
À l’origine du colonialisme ?
L’autre conséquence majeure de la peste est l’augmentation de l’intensité capitalistique : le travail est devenu beaucoup plus cher avec la pénurie de bras ; il faut donc lui trouver des substituts.
L’utilisation des grands animaux pour fournir la traction et la force nécessaires aux labours et aux transports se renforce d’autant plus facilement que leur nourriture n’entre plus en concurrence avec celle des hommes, devenus moins nombreux.
Dans les villes, les artisans utilisent des techniques plus performantes et le commerce reprend.
La bourgeoisie se développe et commence à acquérir des terres et à accéder aux responsabilités politiques locales.
Dès le début du XVe siècle, on constate l’apparition de navires plus grands et plus faciles à manœuvrer qui annoncent les caravelles des Grandes Découvertes. On a même pu penser que la peste avait poussé les Européens à explorer le monde, conscients des risques qu’ils couraient chez eux : la peste serait donc une des origines indirectes de la première poussée coloniale.
200 ans d’ondes de choc
Enfin, on peut émettre l’hypothèse que la soudaine pénurie de moines copistes fut un stimulus décisif dans la mise au point de l’imprimerie par Johann Gutenberg, en 1453. L’accès à la connaissance s’en trouva grandement facilité, préparant pour partie la réforme protestante et l’avènement de la rationalité économique.
En moins de deux siècles, le choc était amorti, les effectifs retrouvés.
Évidemment, les rythmes lents de l’époque seraient aujourd’hui insupportables en raison de notre préférence collective pour le présent. En revanche, deux enseignements peuvent être mis en avant : si le bacille a mis 400 ans à disparaître (la dernière grande peste est celle de Marseille, en 1720), la maladie a bouleversé les structures économiques en les modernisant, et ainsi jeté les bases de la domination occidentale qui s’affirme dès la fin du XVe siècle.
Dans quelle mesure la pandémie actuelle va-t-elle modifier durablement notre économie mondialisée ?