Economie
« Le football est trop incertain, même pour les meilleurs statisticiens »
Utiliser le football pour vulgariser la théorie économique : c’est le pari (réussi) d’Elias Orphelin et Nathan Granier dans le livre Footonomics. Ici, les tacles sont réalisés à la fois par Antoine Griezmann et Karl Marx. Interview.
Clément Rouget
© Shan Yuqi/XINHUA-REA
Pour l’Éco. La science économique peut-elle prévoir qui va gagner en foot, et à cet Euro ?
Elias Orphelin. Non. Le foot est un sport trop incertain et c’est pour ça qu’on l’aime, qu’on vibre devant les matchs.
On peut essayer tenter de prédire les résultats les plus probables, mais une tête imprévue à la 92e est illisible, même pour les meilleurs statisticiens de la planète.
Nathan Granier. Par rapport aux modèles économiques, de prévision de croissance, de chômage ou d’inflation, on retrouve en commun l'analyse d'un certain nombre de facteurs, d’éléments que l’on prend en compte pour essayer d’arriver à la prévision la plus fiable possible, avec toujours la prise en compte d'une certaine marge d’erreur et que cela puisse être soumis à des éléments exogènes.
Dans le cas d’un Euro, certains facteurs, comme la valeur marchande des effectifs, peuvent nous permettre de délimiter le potentiel vainqueur : la France, l’Italie, l’Angleterre, le Portugal, l’Allemagne... On se rapproche de certains éléments de l’analyse économique.
Mais au foot, par rapport à une prévision de croissance par exemple, il y a sans doute plus d’émotionnel et d’incertain qui rentre en jeu, rendant l’art de la prévision très complexe en sport.
En toute fin de match contre l’Allemagne, Antoine Griezmann fait un retour défensif étonnant pour un attaquant. Vous parlez de cet aspect de son jeu dans le livre. Pourquoi est-il si surprenant ?
E.O. Ce fait de jeu est marrant parce qu’évidemment, en théorie, tous les joueurs doivent défendre. Mais on est tellement habitué à voir des attaquants qui se cantonnent aux tâches offensives, que c’est toujours impressionnant quand on voit un attaquant faire un tel repli défensif. Et c’est effectivement le cas de Griezmann, qui se démarque dans ce domaine.
Si, de manière générale, les attaquants se permettent de ne pas défendre, c’est parce qu’ils peuvent se dire que c’est avant tout le rôle des milieux et des défenseurs.
Mais quelques milieux peuvent aussi se dire : « Moi aussi je vais me contenter d’aller marquer des buts et les défenseurs seront là. » Quelques latéraux peuvent aussi se dire : « Moi, mon rôle est d’être offensif, je vais monter aussi. Ce sont les défenseurs centraux qui s’en occuperont. »
Et on se rend compte que si tous les joueurs commencent à se dire ça, plus personne ne défend. Tout le monde s’attend à ce que les autres défendent.
Ça illustre bien la théorique économique du passager clandestin. Cela peut être, par exemple, une personne, dans un projet de groupe en classe, qui va se laisser porter par le travail collectif. Cela peut être aussi le citoyen, qui va essayer de ne pas payer ses impôts, parce que de toute façon, ça ne changera rien, les autres sont là pour le faire.
Griezmann est exactement l’inverse du passager clandestin. Au contraire, il s’investit fortement pour le collectif.Elias Orphelin,
Coauteur du livre Footonomics
C’est une prise de distance par rapport à l’activité collective, en se disant que les autres le feront. Si tout le monde fait ça, plus personne ne participe au collectif. Et puis l’activité commune n’est plus faite, ou le pays n’est plus financé. Dans le cas du foot, on se retrouve à perdre 9-0.
Griezmann est exactement l’inverse du passager clandestin. Au contraire, il s’investit fortement pour le collectif. Il fait des actions pour les autres. C’est la meilleure façon pour que l’équipe fonctionne.
Le foot, c’était mieux avant l’arrêt Bosman, qui a libéralisé les échanges de joueurs ?
N.G. Le foot n’était pas forcément mieux auparavant. L'arrêt Bosman a induit une mondialisation accélérée du foot, avec une forte hausse des échanges de joueurs entre les clubs.
Éco-mots
Arrêt Bosman
Cette décision établit l’illégalité des quotas de sportifs communautaires dans les clubs européens. Depuis cet arrêt pris en 1995, il n’est plus possible de limiter le nombre de sportifs des nationalités concernées dans une équipe ou une compétition professionnelle.
Le foot est sorti d’une logique nationale. Auparavant, un club italien avait surtout des joueurs italiens, un club espagnol, des joueurs espagnols.
Le sport était moins basé sur la mécanique des transferts, d’échange entre les clubs, avec une préservation des identités nationales footballistiques. L’aspect positif était de garder les meilleurs joueurs au sein d’un pays — on pense aux clubs italiens, qui basaient leur succès sur leur identité nationale. Ce n’était pas mieux, c’était différent.
Footonomics, page 148
On peut aussi considérer que l’arrêt Bosman a ouvert le football européen, l’a rendu plus attractif. Il a entraîné un essor important, plus d'argent et une croissance quasi exponentielle de ce sport. Le foot a peut-être perdu en spécificité nationale, mais a explosé en qualité.
Le niveau de jeu s’est considérablement amélioré. Des équipes comme Manchester City, Liverpool ou le Bayern de Munich sont tellement fortes que leur jeu s'apparente presque à de la géométrie. Des schémas de jeux tellement peaufinés, des joueurs si bons physiquement et tactiquement que l'on se croirait parfois dans un jeu vidéo.
Après, cela a aussi entraîné des dérives : la financiarisation du football s’est renforcée et le marché des transferts est devenu très important dans les recettes de certains clubs.
On pourrait comparer l’arrêt Bosman au marché unique, à l’Union économique et monétaire. C’est un renforcement de la liberté de circulation des travailleurs sur l’espace footballistique européen.
La mondialisation du foot a considérablement amélioré le niveau de jeu. On a des schémas de jeux qui sont tellement peaufinés, des joueurs si bons physiquement et tactiquement que l’on se croirait dans un jeu vidéo.Nathan Granier,
Coauteur du livre Footonomics
Cela a permis une meilleure optimisation des facteurs. C’est ce qu’on peut retrouver dans la théorie économique avec la liberté de circulation des travailleurs chez Robert Mundell, au moins au niveau européen. Cela permet une meilleure allocation des ressources.
Mais le défaut est qu’elle entraîne un effet de concentration et génère des inégalités plus importantes. En foot, tous les meilleurs joueurs du monde se retrouvent dans les effectifs des dix plus grands clubs.
On ne pourra jamais revenir sur l’arrêt Bosman, mais on pourrait envisager de réguler les dérives qu’il a entraînées. Des règles pourraient obliger chaque club à avoir deux joueurs formés au club ou de sa nationalité dans son onze de départ.
Les transferts sont-ils un problème économique ?
E.O. Les transferts ne sont pas gênants ou pervers en soi. L’inflation continuelle des montants est le problème. Quand on parle de du transfert de Neymar au PSG, c’est 222 millions d’euros, d'Ousmane Dembélé au FC Barcelone, c’est 140 millions. On associe presque davantage un joueur à sa valeur monétaire qu’à sa valeur sportive.
N.G. Les échanges sont légitimes et plus que souhaitables. Là où c’est tendancieux, c’est quand des modèles économiques de clubs se basent entièrement sur du trading de joueurs, sur la vente et la revente permanente de jeunes joueurs à potentiel, par des montants de transferts qui s’autoentretiennent à la hausse. Une déconnexion se crée avec la valeur des joueurs.
Si l'on compare avec l'économie, on passe de la globalisation à la globalisation financière, où des marchés apparaissent en dehors de l'activité réelle.
Dans le livre quand vous mentionnez le trading de joueurs, vous parlez aussi de Karl Marx. Pourquoi ?
N.G. Il existe bien un lien entre la théorie marxiste et l'économie du football : la théorie de la loi de l’accumulation marxiste. Pour Karl Marx, la valeur créée par le capitaliste vient fondamentalement du travailleur.
C'est le cas en foot, où la valeur des clubs est particulièrement dépendante de la qualité intrinsèque des joueurs. Le PSG est un club qui gagne en grande partie parce que Mbappé et Neymar sont de très bons joueurs.
Petit à petit, dit Karl Marx, on observe ce qu’il appelle une myopie du capitalisme : le capitalisme tend à remplacer du capital fixe par du capital variable — il a la tentation de remplacer des travailleurs par des machines.
En foot, les clubs peuvent être tentés de remplacer de très bons joueurs, mais chers, par du marketing et du trading. Ils vont être tentés de faire de la plus-value, mais sans être dans le foot. La vraie source de valeurs s’évapore alors d’un club comme d’une entreprise.
Marx considère que le capitaliste est myope, car même en croyant servir son intérêt, il entraîne sa chute. Un club pensant réaliser de la plus-value avec du trading de joueurs, va entraîner sa chute sportive et puis perdre de l’argent à l’arrivée. Cela a failli arriver à Lille et à Monaco qui auraient pu descendre en seconde division et tout perdre.
Pourquoi Footonomics ?
Elias Orphelin et Nathan Granier. « Nous avons fait des études où l'économie prenait beaucoup de place. Connaître quelques théories économiques de base permet de comprendre nombre de choses sur la société dans laquelle on vit : l’argent que l’on touche à la fin du mois, le taux de chômage…
On souhaitait vulgariser ces grandes théories, qu'il est important de comprendre, et comme on est fan de foot à côté, on s’est dit que c’était un bon prétexte pour parler d’économie.
Le foot est un sport riche, dont les sciences sociales et économiques peuvent facilement s’emparer. Le livre est accessible à la fois aux personnes qui débutent et à celles qui connaissent déjà bien l’économie. On donne ici une autre façon de lire cette matière pour ceux qui n'en sont pas fans au départ. »
Lire Footonomics, comprendre l’économie grâce au football
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