Le texte original de John Stuart Mill
« Je suis porté à croire que l’état stationnaire des capitaux et de la richesse serait bien préférable à notre condition actuelle. J’avoue que je ne suis pas enchanté de l’idéal de vie que nous présentent ceux qui croient que l’état normal de l’homme est de lutter sans fin pour se tirer d’affaire, que cette mêlée où l’on se foule aux pieds, où l’on se coudoie, où l’on s’écrase, où l’on se marche sur les talons et qui est le type de la société actuelle, soit la destinée la plus désirable pour l’humanité, au lieu d’être simplement une des phases désagréables du progrès industriel.
Je ne vois pas pourquoi il y aurait lieu de se féliciter de ce que des individus, déjà plus riches qu’il n’est besoin, doublent la faculté de consommer des choses qui ne leur procurent que peu ou point de plaisir, autrement que comme signe de richesse ; ou de ce qu’un plus grand nombre d’individus passent chaque année de la classe moyenne dans la classe riche ou de la classe des riches occupés dans celle des riches oisifs.
C’est seulement dans les pays arriérés que l’accroissement de la production a encore quelque importance : dans ceux qui sont plus avancés, on a bien plus besoin d’une distribution meilleure dont la condition indispensable est une restriction du principe de la population.
« Il n’y a pas grand plaisir à considérer un monde où il ne resterait rien de livré à l’activité spontanée de la nature. »
John Stuart MillLors même que [laccroissement de population ne serait pas nuisible, je ne vois guère, je l’avoue, de motifs de le désirer. Il n’y a pas grand plaisir à considérer un monde où il ne resterait rien de livré à l’activité spontanée de la nature, où toute parcelle de terre propre à produire des aliments pour l’homme serait mise en culture.
Où tout désert fleuri, toute prairie naturelle seraient labourés ; où tous les quadrupèdes et tous les oiseaux qui ne seraient pas apprivoisés pour l’usage de l’homme, seraient exterminés comme des concurrents qui viennent lui disputer sa nourriture ; où toute haie, tout arbre inutile seraient déracinés ; où il resterait à peine une place où pût venir un buisson ou une fleur sauvage, sans qu’on vînt aussitôt les arracher au nom des progrès de l’agriculture.
Si la terre doit perdre une grande partie de l’agrément qu’elle doit à des objets que détruirait l’accroissement continu de la richesse et de la population, et cela seulement pour nourrir une population plus considérable, mais qui ne serait ni meilleure, ni plus heureuse, j’espère sincèrement pour la postérité qu’elle se contentera de l’état stationnaire longtemps avant d’y être forcée par la nécessité. »
John Stuart Mill. Principes d’économie politique avec leurs applications en philosophie sociale, Livre IV, § 2.
Qui suis-je ?
Considéré de son vivant comme l’un des plus grands économistes britanniques, John Stuart Mill (1806-1873) a contribué à une synthèse de l’analyse économique classique de David Ricardo et Thomas Malthus tout en inspirant la jeune génération d’économiste tels qu’Alfred Marshall ou F.Y. Edgeworth. C’est néanmoins pour son libéralisme et sa contribution à l’utilitarisme qu’il est aujourd’hui jugé comme un penseur central de l’ère victorienne.
Ça se discute, l'analyse de Yann Giraud, professeur d'économie
La croyance qu’a John Stuart Mill en la survenue prochaine d’un « état stationnaire des capitaux et de la richesse » n’a rien de très original pour son époque. Mill l’a reprise de David Ricardo, qui l’explique par la baisse inéluctable d’un taux de profit rogné par la hausse des rentes.
L’idée d’un état stationnaire restera par ailleurs centrale au XXe siècle quand Robert Solow montrera que, sous certaines hypothèses, une économie doit nécessairement tendre vers un taux de croissance du capital par habitant nul et ne peut dévier de cette trajectoire qu’au gré de chocs technologiques.
Si des théories plus récentes, permettent d’envisager une croissance auto-entretenue dans le long terme, il n’en reste pas moins que la pensée économique au cours des deux derniers siècles a globalement considéré la croissance comme une étape transitoire de la marche économique des sociétés et l’état stationnaire comme seul horizon envisageable.
Mill se distingue cependant, non pas par sa prédiction mais par la conclusion qu’il en tire. Quand la plupart se lamentent de cette situation, Mill s’en réjouit. Il voit dans la fin de la croissance l’opportunité pour les individus de s’adonner à des plaisirs autrement plus satisfaisants que la recherche effrénée du profit qui fait s’opposer les individus les uns aux autres.
Il prône une forme d’austérité, favorable à l’épanouissement individuel et à la cohabitation de l’homme avec la nature. Ce discours que d’aucuns pourraient qualifier d’écologiste doit en réalité beaucoup à la philosophie dont Mill est l’héritier : l’utilitarisme de Jeremy Bentham, c’est-à-dire la recherche du « plus grand bonheur du plus grand nombre ».
Mill s’écarte toutefois de son mentor en ajoutant à l’approche quantitative de Bentham une dimension qualitative. Le bonheur ne consiste pas seulement à accumuler des richesses matérielles mais à échapper à la rudesse des travaux les plus pénibles pour profiter des beautés de la vie et se cultiver. C’est un objectif que Mill juge compatible avec la perspective d’un état stationnaire.
Réciproquement, une croissance infinie conduirait les individus à n’accumuler des biens que pour des motifs d’ostentation, ce qui, pour Mill ne générerait pas d’utilité sociale. On voit poindre ici une critique que l’on retrouvera quelques décennies plus tard chez des penseurs comme Thorstein Veblen et partagée par des pourfendeurs contemporains des inégalités tels que Thomas Piketty – qui, on le voit ici, doit sans doute plus au libéralisme moral de Mill qu’à Karl Marx !
On peut, bien sûr, critiquer la prévision faite par Mill. Les outils de mesure de la croissance développés par l’Américain Simon Kuznets dans les années 1930 ont permis de montrer que celle-ci était très faible au milieu du XIXe siècle : de l’ordre de 0,6 % par an.
Comment Mill aurait-il pu alors envisager que loin de s’essouffler, celle-ci allait au contraire s’accélérer au vingtième siècle et que le pouvoir d’achat d’un Européen de l’Ouest serait multiplié par cinq au cours de celui-ci ?
De même, il serait bien difficile d’affirmer que les populations ayant vécu cette croissance sans précédent n’ont pas ressenti un réel bénéfice collectif à cet occasion. Mais au-delà de cette critique, la perspective du changement climatique rend l’apologie que Mill fait d’un état stationnaire, choisi plutôt que précipité par un possible désastre environnemental, tristement d’actualité.
Dessin de Gilles Rapaport