Science Politique
Mancur Olson et le paradoxe de l’engagement : est-il rentable de se mobiliser pour une cause ?
Sélection abonnésÀ partir d’un calcul coût-avantage, un acteur rationnel a intérêt à s’abstenir de participer à l’activité d’un groupe, à jouer le « passager clandestin » pour profiter sans contribuer. Ce paradoxe dévoilé par le sociologue Mancur Olson contredit le fondement du libéralisme économique, selon lequel la recherche par chaque individu de son intérêt privé concourt à l’intérêt général.
Martial Poirson
Représentation d'un sociologue analysant une manifestation
© Midjourney
La thèse de Mancur Olson, texte original
« Il existe trois facteurs distinctifs mais cumulatifs qui interdisent aux plus grands groupes de servir leurs propres intérêts. En premier lieu, plus le groupe est grand, plus la fraction du bénéfice que reçoit chaque personne travaillant dans l’intérêt commun est réduite, moins la récompense est adéquate à l’activité déployée en servant la collectivité et plus celle-ci est éloignée d’obtenir un montant optimal de bien collectif, en admettant qu’elle obtienne quelque chose.
En deuxième lieu, puisque plus le groupe est grand, plus la part du bénéfice total revenant à chaque individu ou à quelques membres représentant le groupe est petite, moins il est vraisemblable qu’un petit nombre de représentants (et à plus forte raison un individu isolé) gagne assez pour supporter les charges qu’entraîne pour eux l’obtention même d’une petite portion du bien collectif.
Troisièmement, plus les membres du groupe sont nombreux, plus les coûts de l’organisation sont élevés et plus ardus les obstacles à surmonter avant qu’on puisse obtenir quelque quantité que ce soit. Pour ces raisons, plus le groupe est grand, plus il aura de mal à se procurer une quantité optimale du bien collectif et des groupes très grands d’ordinaire n’y réussissent pas sans mesures de coercition ou d’incitation extérieures indépendantes.
La thèse de Mancur Olson, texte original
« Il existe trois facteurs distinctifs mais cumulatifs qui interdisent aux plus grands groupes de servir leurs propres intérêts. En premier lieu, plus le groupe est grand, plus la fraction du bénéfice que reçoit chaque personne travaillant dans l’intérêt commun est réduite, moins la récompense est adéquate à l’activité déployée en servant la collectivité et plus celle-ci est éloignée d’obtenir un montant optimal de bien collectif, en admettant qu’elle obtienne quelque chose.
En deuxième lieu, puisque plus le groupe est grand, plus la part du bénéfice total revenant à chaque individu ou à quelques membres représentant le groupe est petite, moins il est vraisemblable qu’un petit nombre de représentants (et à plus forte raison un individu isolé) gagne assez pour supporter les charges qu’entraîne pour eux l’obtention même d’une petite portion du bien collectif.
Troisièmement, plus les membres du groupe sont nombreux, plus les coûts de l’organisation sont élevés et plus ardus les obstacles à surmonter avant qu’on puisse obtenir quelque quantité que ce soit. Pour ces raisons, plus le groupe est grand, plus il aura de mal à se procurer une quantité optimale du bien collectif et des groupes très grands d’ordinaire n’y réussissent pas sans mesures de coercition ou d’incitation extérieures indépendantes.
Un groupe “privilégié” est un groupe tel que chacun de ses membres, ou du moins l’un d’entre eux, a intérêt à se procurer le bien collectif, quitte à en supporter la charge entière. Dans un groupe de ce genre, le bien collectif a les chances d’être obtenu et ce même sans organisation de groupe ou coordination.
Un groupe “intermédiaire” est un groupe où un seul membre reçoit une part de bénéfice suffisante pour l’inciter à se procurer le bien lui-même, mais qui ne compte pas assez de membres pour qu’aucun d’entre eux ne remarque si les autres contribuent ou non à l’acquisition du bien collectif. Dans ce type de groupe, le bien collectif peut aussi bien être acquis que ne pas l’être, mais il ne peut pas l’être sans coordination ou organisation.
Un individu dans un groupe “latent” ne peut par définition apporter une contribution notable à un effort de groupe et puisque personne dans le groupe ne réagit s’il n’apporte pas sa contribution, il n’a aucun motif de l’apporter.
Par conséquent, rien ne pousse ces groupes “latents” à agir en vue d’obtenir un bien collectif parce que, quelque utile que soit ce bien pour le groupe pris dans sa totalité, il ne représente pas pour l’individu un motif suffisant pour payer des redevances à une organisation travaillant dans l’intérêt du groupe latent, ou pour supporter, sous quelque forme que ce soit, la part des coûts qu’entraîne nécessairement une action collective. »
Logique de l’action collective, Mancur Olson, 1965.
Qui suis-je ?
Économiste américain, Mancur Olson (1932-1998) compte parmi les fondateurs de la théorie des choix publics. Dans Logique de l’action collective (1965), issu de sa thèse soutenue à Harvard, il explique, à partir de l’individualisme méthodologique, que les décisions collectives résultent de la somme de décisions prises par les acteurs sociaux dans leur propre intérêt, indépendamment de l’intérêt général.
Ascension et déclin des nations (1982) insiste sur les rigidités sociales qui entravent la croissance économique, en particulier les coalitions d’intérêt (cartels, lobbies, groupes de pression, syndicats professionnels), qui nuisent à la productivité et sclérosent l’économie. À moins qu’un facteur extérieur, une guerre par exemple, casse ces oligopoles. La Gouvernance des biens communs (1990) envisage la gestion des ressources naturelles selon une propriété collective de communs.
Ça se discute : L'analyse de Martial Poirson
Avec son « problème du passager clandestin » (libre traduction de free rider, cavalier solitaire), Olson affirme que certains individus ou groupes bénéficient de ressources ou de services résultant d’un effort collectif, mais sans y participer. Il souligne ainsi les comportements opportunistes de profiteurs à titre gratuit ou de bénéficiaires sans contrepartie.
On peut circuler dans les transports en commun en trichant ou profiter de biens publics (hôpitaux, routes, infrastructures) sans consentir à payer redevances, cotisations, péages, taxes, impôts. Ce qu’on appelle le « paradoxe d’Olson » envisage donc l’existence de défaillances de marché qui contredisent le fondement même du libéralisme économique, selon lequel la recherche par chaque individu de son intérêt privé concourt à l’intérêt général. Il démontre la discordance entre rationalité individuelle et collective, dans la mesure où un simple calcul coût-avantage peut conduire à ne pas s’investir dans une action collective dont on espère pourtant tirer les bénéfices.
Une hypothèse qui se vérifie aussi bien dans le champ économique que social ou politique, et dont la grève constitue, selon Olson, l’exemple par excellence. Chaque travailleur arbitre entre d’un côté le risque de perte d’emploi, les retenues sur salaire et l’investissement en temps dédié au militantisme, de l’autre l’amélioration des conditions de travail, l’augmentation salariale ou la promotion.
À quoi bon supporter les sacrifices d’une lutte à l’issue incertaine si on est persuadé de bénéficier des avantages d’un combat victorieux, tout en échappant aux sanctions en cas d’échec ? Une stratégie qui, si elle se généralise, conduit à la disparition de toute action concertée, si bien que « les grands groupes peuvent rester inorganisés et ne jamais passer à l’action même si existe un consensus sur les objectifs et les moyens ».
Si persistent des mobilisations collectives, c’est par conséquent qu’il existe des incitations permettant de rétablir artificiellement des systèmes de motivation. C’est ainsi que la fonction de délégué syndical procure des prestations spécifiques, des services dédiés, des garanties de sécurité de l’emploi et, le cas échéant, une réduction du temps de travail destinée à compenser le coût de l’implication.
Ces incitations sélectives peuvent prendre la forme de gratifications, mais aussi de sanctions telles que l’embauche conditionnée par l’adhésion (principe du closed-shop), la mesure de rétorsion voire l’exclusion en cas de refus de s’impliquer.
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La notion de passager clandestin est au cœur de la théorie des biens collectifs, répondant au double critère de non-exclusion (personne ne doit pouvoir en être privé) et de non-rivalité (la consommation des uns ne doit pas spolier les autres). Tout le monde en profite sans que personne puisse en empêcher l’usage à qui que ce soit, ce qui renforce les stratégies opportunistes.
Ce modèle fréquemment utilisé en économie (évasion fiscale, spéculation financière, actionnariat) s’applique aussi à la sociologie : les « majorités silencieuses » bénéficient, par délégation d’action militante, des retombées de la mobilisation de minorités d’activistes assumant seuls la confrontation avec le système.
Ainsi, les minorités réfractaires à toute vaccination bénéficient pourtant de l’éradication d’une maladie par diffusion d’un vaccin au sein de la population. Pour autant, ce modèle de rationalité instrumentale ne permet pas de penser des comportements tels que le sens du sacrifice des militaires, pompiers ou sauveteurs en mer, l’engagement volontaire ou le bénévolat associatif. Tout comme il échoue à expliquer les actions non conventionnelles violentes comme les malversations de bandes ou de mafias.
Dessin de Gilles Rapaport
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Olson établit une typologie des groupes en fonction de leur taille (plus il est grand, plus faible est l’incitation individuelle, en raison de la dilution de responsabilité) et de leur position : les « groupes privilégiés » tendent à réaliser des coalitions d’intérêt afin de monopoliser les bénéfices escomptés, cependant que les « groupes latents » peinent à s’engager dans une action concertée.
L’analyse conduit à certaines conclusions logiques : « Plus le nombre de membres constituant un groupe est élevé, plus la probabilité qu’il passe à l’acte est faible car la contribution marginale d’un membre à la réussite du groupe est décroissante. » D’autres sont contre-intuitives au regard des rapports de force : « Les groupes les plus petits réussissent souvent à battre les plus grands qui, dans une démocratie, seraient naturellement censés l’emporter. »
Mancur Olson dans l'histoire de la pensée
Le précurseur
Abondamment cité par Olson, ARISTOTE est un des premiers à avoir signalé l’existence de comportements individuels visant à profiter d’une ressource ou d’un service commun en cherchant à se soustraire à toute participation ou à la minimiser.
Dans La Politique (livre II, chapitre 3), écrit entre 325 et 323 avant J.-C. et consacré à la vie de la cité, le philosophe grec observe que « l’homme prend le plus grand soin de ce qui lui est propre, il a tendance à négliger ce qui lui est commun ». Cependant, dans L’Éthique à Nicomaque (Livre VIII, chapitre 11), portant sur la relation entre morale et économie,
Aristote délivre un enseignement qui se démarque de l’interprétation d’Oslon. Il affirme que les groupes (famille, amis, frères d’armes, corporations) ont d’autres motifs de s’unir que l’intérêt personnel et qu’ils ne sont que des fractions du politique.
Postulant le primat de la communauté sur l’individu, dans une perspective holiste qui récuse tout comportement individualiste, il rappelle que « ce que possèdent les amis est commun », avant d’affirmer que « toutes ces communautés semblent bien être subordonnées à la communauté politique, car la communauté politique n’a pas pour but l’avantage présent, mais ce qui est utile à la vie tout entière ».
Implication et participation sont donc le ciment de l’action commune, puisque « certaines communautés semblent avoir pour origine l’agrément, par exemple celles qui unissent les membres d’un thiase ou d’un cercle dans lequel chacun paye sa contribution, associations constituées respectivement en vue d’offrir un sacrifice ou d’entretenir des relations de société ». Une complexité des systèmes de motivation qu’occulte pour partie Olson.
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L’adversaire
Sociologue d’inspiration marxiste, spécialiste des mouvements sociaux, grèves et syndicats, ALAIN TOURAINE récuse la conception utilitariste d’Olson et son analyse des conflits en termes de rationalité instrumentale. « Notre hypothèse principale est que le syndicalisme n’est pas seulement une coalition formée pour l’obtention de biens collectifs […], mais un mouvement défini par sa position dans des rapports de classe et qui met en cause l’utilisation des forces de production de la société industrielles », lit-on dans Le Mouvement ouvrier (1984).
Le sociologue met en avant le fait que la prise en compte du seul calcul économique dans la mobilisation des ressources réduit les mouvements sociaux à de simples groupes de pression ou d’intérêt.
Ce qui minimise les facteurs sociaux, les enjeux idéologiques et les mobiles psychiques, parfois irrationnels, tels que le sentiment de solidarité au sein d’un groupe ou celui d’hostilité à l’égard du pouvoir politique. Selon lui, il existe dans toute société un mouvement social dominant qui incarne un projet de changement social et parfois même de rupture historique.
Plusieurs objections peuvent ainsi être adressées à Olson. Une critique interne de son raisonnement permet de se demander pourquoi la rationalité de chaque individu n’anticipe pas les conséquences néfastes de la démobilisation de chacun sur le résultat escompté par tous.
Une critique externe prétend que le calcul économique n’est qu’une dimension d’un système complexe de motivations intégrant des bénéfices plus indirects de nature sociale, culturelle, psychologique ou symbolique. La participation à un mouvement peut ainsi être vécue comme une manière de faire l’Histoire, de tisser des liens, de restaurer la dignité de la personne ou d’exprimer une identité partagée.
L’héritier
Économiste du développement, ALBERT HIRSCHMAN prolonge l’analyse d’Olson en insistant sur ses implications sociologiques. Dans Défection, prise de parole et loyauté (1970), il cherche à comprendre les réactions des consommateurs face aux prestations des entreprises à l’aide d’une typologie dont il applique ensuite le modèle aux conflits sociaux et aux comportements politiques.
Si la loyauté consiste à rester fidèle à une entreprise ou une institution en dépit de l’insatisfaction sur ses dysfonctionnements, paralysant tout changement social, la défection caractérise l’abandon d’une firme, d’une organisation, d’un parti, d’une famille ou même d’un État. Ce retrait est considéré par Hirschman comme la stratégie usuelle des systèmes concurrentiels.
Contrairement aux précédentes, la dernière stratégie de prise de parole implique un engagement minimal et suppose un certain investissement matériel, ce qui y prédispose les individus dotés d’importantes ressources. Elle qualifie « toute tentative visant à modifier un état de fait jugé insatisfaisant, que ce soit en adressant des pétitions individuelles ou collectives à la direction en place, en faisant appel à une instance supérieure ayant barre sur la direction ou en ayant recours à divers types d’actions, notamment ceux qui ont pour but de mobiliser l’opinion publique ».
C’est souvent le prélude à un conflit. Ces trois stratégies se combinent et peuvent se renforcer mutuellement, selon Hirschman, qui conclut aux avantages des monopoles publics (santé, éducation, transports, communications), qui contraignent les usagers à se mobiliser pour les améliorer et compromettent, faute d’alternative, toute tentation clientéliste de défection, seul véritable obstacle au changement.
Un modèle qui permet de penser à la fois les conflits sociaux traditionnels centrés sur des revendications matérielles et ce qu’on appelle les « nouveaux mouvements sociaux », focalisés sur des revendications plus qualitatives, culturelles et symboliques.
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