La thèse de Thomas Paine, texte original
« La culture est, de toutes les inventions de l’esprit humain, la plus féconde en résultats utiles pour l’amélioration des dons de la nature : elle a décuplé la valeur primitive de la terre.
Mais le monopole territorial qui a commencé en même temps à s’introduire a causé les plus grands maux. Il a dépouillé de leur héritage naturel plus de la moitié des habitants, dans chaque pays, sans leur assurer, comme il était indispensable de le faire, une indemnité pour cette perte. Il est devenu la source d’une espèce de pauvreté et de misère, jusqu’alors inconnue, et qui n’eût jamais existé.
En défendant les intérêts de cette classe de malheureux ainsi dépouillés, c’est un droit que je réclame pour eux, et non pas un acte de charité que je sollicite.
Le ciel a fait luire l’aurore d’une révolution dans le système du gouvernement ; que cette révolution se fasse par la justice. Le plan consiste à créer un fonds national pour payer, à tout individu arrivant à la 21e année, la somme de 15 livres sterling, à titre d’indemnité, pour la perte de son héritage naturel, occasionnée par le système de la propriété territoriale ; et en outre la somme de 10 livres par année, jusqu’à leur mort, à toutes les personnes actuellement âgées de quarante ans, et à toutes celles qui, à l’avenir, parviendront à cet âge.
J’ai déjà établi en principe que la terre, dans son état primitif, était et aurait toujours été, sans la culture, la propriété commune de l’espèce humaine ; que dans cet état, tout homme serait né propriétaire, et que c’est l’introduction du système de la propriété territoriale qui, par son étroite liaison avec la culture, et ce qu’on appelle l’état civilisé, a absorbé la propriété de tous ceux qu’il a dépouillés, sans leur assurer, comme cela devait être, une indemnité pour cette perte.
Cette faute ne doit cependant pas être rejetée sur les possesseurs actuels ; aucune plainte n’est dirigée ni ne doit l’être, contre eux à cet égard, à moins qu’ils ne consentent à devenir complices du crime, en s’opposant à la justice qui doit le réparer. Tout le mal est dans le système, qui s’est imperceptiblement étendu sur tout l’univers, à la faveur du droit du plus fort, et des lois agraires des conquérants : mais il peut être insensiblement porté remède à ces désordres, par la succession des temps, sans porter la moindre atteinte à la propriété des possesseurs actuels.
« Il ne reste plus qu’à reprendre sur la propriété une portion équivalente au prix de l’héritage naturel qu’elle a absorbé. »
Thomas PaineJe propose de payer les sommes déterminées ci-dessus à tout individu, riche ou pauvre ; c’est le parti le plus convenable et le plus propre à prévenir des distinctions odieuses : d’ailleurs, il est conforme à l’exacte justice, puisqu’il s’agit d’un équivalent pour l’héritage naturel qui appartient de droit à tout homme, indépendamment de la propriété qu’il peut avoir produite ou reçue des premiers producteurs.
Les personnes qui ne voudront pas recevoir leur contingent pourront le laisser dans la masse commune. En regardant comme un principe convenu et incontestable, que nul ne doit, dans l’état appelé civilisé, avoir un genre d’existence pire que celui qui eût été son partage dans l’état de nature, et que, par une légitime conséquence, la société aurait dû et doit encore s’occuper d’atteindre ce but ; il ne reste plus qu’à reprendre sur la propriété une portion équivalente au prix de l’héritage naturel qu’elle a absorbé.
La Justice agraire opposée à la loi et monopole agraire, ou plan d’amélioration du sort des hommes, Thomas Paine, 1797
Qui suis-je ?
Thomas Paine (1737-1809) s’engage pour l’indépendance des colonies lors de la Révolution américaine de 1775, puis aux côtés des Girondins lors de la Révolution française, devenant député de Calais à la Convention nationale. Ses écrits influencent les activistes politiques des deux pays, depuis Le Sens commun (1776) jusqu’aux Droits de l’homme (1791), Le Siècle de la raison (1794) et La Justice agraire… (1797). Ce traité établit le principe de distribution compensatoire d’un revenu d’existence garanti..
Ça se discute : l'analyse de Martial Poirson, professeur d'économie
Paine s’inspire de la fiction L’Homme aux quarante écus (1768), où Voltaire imagine la distribution du revenu locatif des terres cultivables du royaume à ses sujets, affranchis par cette rente du travail salarié, puis des Réflexions sur le commerce des blés (1776) où Condorcet propose, pour mettre fin à la guerre des farines, « que tous les membres d’une société aient une subsistance assurée ; que surtout celui qui n’a que ses salaires puisse acheter la subsistance qui lui est nécessaire : tel est l’intérêt général de toute nation ; tel doit être le but de toute législation sur les subsistances ».
Sa propre pensée évolue de la conception d’un droit des plus démunis à l’assistance publique, financée par l’impôt progressif, proche des mesures curatives de traitement de la misère, vers la conception défendue dans ce texte : celle d’un impératif d’assurance sans condition d’éligibilité, financée par la collecte d’une rente foncière.
Une telle mesure est étayée par une critique, au nom du droit naturel, de la propriété foncière, considérée comme appropriation abusive d’un bien commun. Car elle constitue de fait, sinon de droit, la spoliation d’un héritage naturel auquel l’humanité peut prétendre.
L’attribution d’une allocation universelle représente donc la compensation légitime de cette privatisation, autrement dit un droit-créance, imprescriptible et inaliénable. Selon un tel système, les droits sociaux s’inscrivent dans le sillage des droits civiques et politiques.
Ce Revenu universel (RU) ne cesse, depuis, de faire débat, aussi bien chez les socialistes utopiques que chez les libéraux : alors que Joseph Charlier, disciple de Charles Fourrier, défend la création d’un « dividende territorial » dans la Solution du problème social, ou Constitution humanitaire (1848), l’utilitariste John Stuart Mill intègre la même année à la réédition des Principes d’économie politique la proposition d’un revenu de base destiné à la « subsistance de chaque membre de la communauté, qu’il soit ou non capable de travailler », soustrait à la rétribution des facteurs de production (travail, capital, talent).
Adoptant différentes appellations au cours du XXe siècle – bonus d’État, dividende national, salaire citoyen, revenu social garanti, allocution universelle… –, le concept hante la pensée économique, sinon l’action politique, désignant l’attribution d’un crédit social aux membres d’une communauté sans contrepartie, condition de ressources ou obligation de travail, au motif de la propriété commune de la terre et du partage des bénéfices issus des générations antérieures.
Dans Capitalisme et liberté (1962), Milton Friedman opte pour un « impôt négatif sur le revenu », crédit d’impôt compatible avec la progressivité fiscale, destiné à se substituer aux allocations, à améliorer la flexibilité du travail en supprimant les trappes à inactivité engendrées par des revenus minimaux et des baisses de charge et à assurer un filet de sécurité.
Alors que de plus en plus de penseurs socio-démocrates, marxistes ou écologistes présentent le RU comme une réforme phare du rapport au travail, à la Sécurité sociale, à la lutte contre la pauvreté, voire à la sortie du salariat prophétisée par Marx, dans la mesure où ce « salaire à vie » permet de dissocier ressources et emploi et de dépasser la notion de mérite.
À l’heure des « communs » et des « droits de la nature », le RU est devenu un sujet clivant lors de la campagne présidentielle de 2017. L’Assemblée nationale marque pourtant un recul en votant, le 23 juin 2020, un revenu universel, mais d’activité, visant à renouer, à la faveur de la crise sanitaire, avec le droit à un niveau de vie suffisant du préambule de la Constitution de 1946.
Dessin de Gilles Rapaport