Sociologie
L’école, boîte noire de la reproduction sociale
En fonction de leur milieu d’origine, tous les enfants n’ont pas les mêmes probabilités de décrocher un jour un bon diplôme. Plusieurs modèles tentent de l’expliquer
Laurent Cordonier, Docteur en Sciences Sociales, Université Paris Diderot
© Istock
"Passe ton bac d’abord !" S’il a agacé plus d’un jeune adulte, ce conseil n’est pourtant pas infondé. La France est en effet ce que les sociologues appellent une « société des diplômes », car ces derniers y jouent un rôle central dans le parcours socio-économique des individus.
De fait, on observe que tant le niveau de salaire que les chances de trouver un emploi stable augmentent avec l’élévation du niveau de diplôme1. À cet égard, nous ne sommes pas tous égaux, loin s’en faut !
Un cas d’école
Aujourd’hui encore, les enfants dont les parents possèdent un bon statut socio-économique obtiennent en moyenne de meilleurs résultats scolaires que les autres2. Il en va de même pour les diplômes. Par exemple, au terme de leur formation, 64 % des enfants de cadres et de chefs d’entreprise décrochent un diplôme supérieur ou égal à bac +3, contre 12 % seulement des enfants d’ouvriers non qualifiés.
De plus, alors que les premiers ne sont que 13 % à n’obtenir aucun diplôme ou un diplôme inférieur au bac, c’est le cas pour 60 % des enfants d’ouvriers non qualifiés3.
Comment expliquer que l’école, censée garantir l’égalité des chances, reproduise les inégalités sociales en ne garantissant pas que l’accès aux diplômes soit indépendant du milieu d’origine des individus ?
Les compétences non enseignées
Dans Les Héritiers (1964), Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron répondent à cette question en avançant que les critères de sélection en vigueur à l’école et à l’université favorisent les étudiants issus du haut de l’échelle sociale. En effet, la sélection scolaire et académique ne passe pas uniquement par l’évaluation des compétences acquises en cours.
Il est attendu des étudiants qu’ils possèdent également un certain nombre de compétences non enseignées, qui font partie de leur capital culturel. Il s’agit notamment de connaissances allant au-delà du strict savoir scolaire – la fameuse « culture générale » – et d’aptitudes spécifiques, comme le fait de parvenir à s’exprimer avec aisance en public.
Si les étudiants issus de familles favorisées ont en moyenne de meilleurs résultats scolaires et obtiennent des diplômes plus élevés, c’est qu’ils ont hérité d’un capital culturel mieux adapté aux attentes du système éducatif. En effet, leurs parents ont pu leur transmettre des aptitudes et des savoirs valorisés par l’école, car eux-mêmes les possèdent, contrairement à beaucoup de parents occupant le bas de l’échelle sociale.
Au final, pour Bourdieu et Passeron, l’école et l’université constituent des instruments de domination dont la fonction serait à la fois de reproduire et de justifier les inégalités : les enfants des dominants auraient davantage accès que les autres à des diplômes élevés, donc à de meilleurs emplois. Et le fait qu’ils occupent de meilleurs emplois que les dominés est justifié par leurs diplômes.
Le calcul coût-risque-bénéfice
Raymond Boudon s’est opposé à cette analyse de Bourdieu et Passeron dans L’Inégalité des chances (1974). Il y expose un autre modèle explicatif. Pour comprendre le phénomène, il faut, selon lui, se pencher sur les raisons qui conduisent les enfants à s’engager dans un parcours scolaire plus ou moins long.
À chaque point de bifurcation du cursus scolaire, un élève doit choisir de poursuivre ou non ses études. Or, pour Boudon, ce choix peut être modélisé sous la forme d’un calcul coût-risque-bénéfice dont les paramètres dépendent de la position sociale de la famille de l’élève.
Ainsi, le coût de longues études est comparativement plus lourd à supporter pour une famille modeste que pour une famille aisée. Le risque d’échec en poursuivant des études est d’autant plus faible que les parents de l’élève sont en mesure de l’aider et qu’ils connaissent le fonctionnement du système scolaire – des caractéristiques qui se retrouvent avant tout dans les familles socialement favorisées.
Finalement, le bénéfice attendu d’un diplôme dépend du niveau de diplôme des parents. Obtenir le bac sera perçu comme un bénéfice pour un élève dont les parents n’ont pas de diplôme, tandis que cela ne représentera qu’un passage obligé pour un enfant de diplômés de l’université. Le calcul coût-risque-bénéfice conduirait ainsi plus fréquemment les élèves dont la famille occupe le haut de l’échelle sociale à s’engager dans des études longues débouchant sur des diplômes élevés.
Il n’est pas sûr qu’il faille absolument choisir son camp entre ce modèle explicatif et celui de Bourdieu et Passeron. Les deux pointent probablement des aspects complémentaires qu’il est important de prendre en compte si l’on veut espérer pouvoir enrayer les mécanismes de la reproduction sociale.
Les chiffres de l'école en France
« L’État et les collectivités locales dépensent chaque année plus de 144 milliards d’euros pour le système scolaire, le nombre d’enseignants […] dépasse le million, tandis que l’on compte plus de 15,2 millions d’élèves, étudiants et apprentis, soit près du quart de la population totale du pays. La durée moyenne de scolarisation est aujourd’hui de dix-neuf ans alors qu’elle n’était que de huit ans en 1900. »
Sociologie de l’école, M. Blanchard et J. Cayouette-Remblière, La Découverte, p. 3 (2016)
Pour aller plus loin
1. Sociologie de l’école, M. Blanchard et J. Cayouette- Remblière, La Découverte (2016)
2. PISA 2009 Results : Overcoming Social Background, volume III, OECD (2010)
3. « Les parcours dans l’enseignement supérieur : devenir après le baccalauréat des élèves entrés en sixième en 1995 », note d’information n°12.05, MENDEPP, Lemaire (2012).
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