Qu’est-ce que la puissance ou le pouvoir ? Pour le sociologue allemand Max Weber, c’est « toute chance de faire triompher, au sein d’une relation sociale, sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance » (Économie et société, 1921).
Voilà pourquoi certains pays investissent et construisent leurs facteurs de puissance conformément à la célèbre notion des avantages comparatifs – mise en évidence par David Ricardo, économiste anglais du XIXe siècle – comme la Chine, qui a bâti son rattrapage sur les exportations et une spécialisation économique stratégique, pour devenir aujourd’hui une puissance mondiale incontournable.
À lire David Ricardo et les avantages comparatifs
Peu de productions, mais très efficaces
Ricardo est le premier à attirer l’attention sur l’intérêt, pour tout pays, de se spécialiser dans la production de biens pour lesquels il détient un avantage en termes de coûts relatifs et à les échanger avec le reste du monde.
Coût relatif
Se détermine par rapport à celui d’un autre. Si un bien X coûte 50 euros et un bien Y 5 euros, alors le prix relatif du bien X par rapport à Y est de 10 (1X vaut 10 Y).
Bien que son analyse repose sur de nombreuses hypothèses très restrictives, notamment une spécialisation unique et l’immobilité internationale des facteurs de production, elle cherche à justifier le libre-échange comme facteur de croissance et de puissance.
Se spécialiser dans la production que l’on sait exécuter de manière la plus efficace et productive, c’est réaliser des économies d’échelle qui conduisent à la concentration économique et contribuent à accroître son pouvoir au niveau international.
À lire Derrière le rapport à l'argent, une conception du monde
L’efficacité économique obtenue dans un petit nombre de productions assure une supériorité en termes de compétitivité et génère des excédents extérieurs, nécessaires pour payer les importations de ce que l’on ne possède pas (ou de ce qu’on ne produit plus), mais qui donne aussi des moyens financiers pour asseoir encore sa puissance, développer son influence et faire évoluer ses avantages concurrentiels.
Avantages innés ou acquis ?
Mais attention, toutes les spécialisations ne se valent pas. À l’époque de Ricardo, déjà, la spécialisation de l’Angleterre dans le textile et le drap lui conférait une supériorité mondiale au niveau de la croissance et du développement, notamment en raison des « effets d’entraînement » positifs sur les autres secteurs d’activité, situés en amont et en aval.
Effets d’entraînement
Répercussions positives ou négatives et multidimensionnelles d’une activité ou d’un secteur d’activité sur l’économie et la société. Ainsi, l’économie numérique impacte toute l’économie, mais aussi la vie des populations.
Mais la question qui se pose alors réside dans l’origine des avantages comparatifs. Sont-ils innés ou acquis ? S’agit-il d’avantages naturels (dotation en matières premières, ensoleillement, abondance de terres ou de population…) ou sont-ils l’aboutissement de choix stratégiques et de politiques économiques dictant certaines priorités dans les domaines pouvant assurer mieux que d’autres la montée en puissance de l’économie et donner les moyens d’exercer une influence durable ?
À lire Mondialisation : les leçons de l'histoire pour comprendre comment tout a commencé
Dans les années 1950, l’économiste américain d’origine russe Wassily Leontief avait déjà constaté l’importance des facteurs de production dits « complexes », par exemple l’efficacité du travail résultant de la qualification des salariés et de l’organisation rationnelle du travail et de l’activité productive, notamment selon le modèle fordien, ou bien la qualité technologique du capital permise par les investissements en R & D ou encore la cohésion sociale, source de consensus culturel.

L'économiste Wassily Leotief, en 1973. Crédits : DR.
Recherche et développement (R&D)
La recherche et le développement regroupent les activités qui améliorent les connaissances et compétences ainsi que leur utilisation pour de nouvelles applications dans l'entreprise.
Pour un pays donné, il s’agit d’anticiper et de forger les moyens de son positionnement international, c’est-à-dire de construire des avantages compétitifs décisifs.
Bien évidemment, les facteurs de puissance évoluent – la puissance d’aujourd’hui n’est pas celle d’hier ni probablement celle de demain –, mais cela ne remet pas en cause la logique des avantages comparatifs, même si beaucoup d’entre eux reposent aussi de plus en plus sur des variables « exogènes » aux facteurs de production eux-mêmes, comme la fiscalité, la législation du travail et du capital, la structure de la demande et son pouvoir d’achat, l’accès aux ressources naturelles et financières ou encore le contrôle des infrastructures indispensables aux échanges.
Bonus technologique et prime à l'innovation
Cependant, la supériorité d’une nation tient surtout à ses performances technologiques qui impactent son système productif, mais aussi la structure de ses échanges et donc l’évolution sectorielle des économies de ses partenaires.
Grâce à ses investissements en R & D ou la création « d’écosystèmes d’innovations », un pays ou une entreprise peut acquérir des avantages concurrentiels, accroître ses parts de marché et maintenir son avance par rapport aux autres qui, fragilisés, devront alors s’engager dans une course aux innovations afin de ne pas se laisser distancer et atteindre la frontière technologique ainsi imposée.
Écosystème d’innovations
Regroupement d’acteurs (entreprises, universités, instances gouvernementales, banques, laboratoires scientifiques, fondations…) et de leurs interactions dont la mission est d’impulser et d’accompagner le processus complexe d’innovation. Leurs synergies contribuent au développement de la recherche.
En construisant des avantages comparatifs déterminants dans des domaines clés de la compétition internationale (digital, nucléaire, nouvelles technologies ou énergies propres, par exemple), un État ou une entreprise transnationale devient capable d’influer sur la manière dont l’espace économique international va se structurer en fonction des chaînes de valeur mondiales.
Maîtriser les interdépendances dans un monde globalisé
Dans les années 1980-90, l’économiste politique anglaise Susan Strange, spécialiste des relations internationales, parlait de « puissance structurelle » pour rendre compte de cette capacité à peser sur les choix des autres États et entreprises, en matière de production comme de lieux de production, de technologie, de science et de savoirs, de flux d’échanges, de monnaie et de financement, de diplomatie et d’idéologie culturelle et systémique qui servent d’abord l’intérêt national sans exercer de réelle pression ou de contrainte.

Susan Strange, spécialiste des relations internationales (vers 1980). Crédits : DR.
Les États-Unis et leurs multinationales sont cette puissance-là, une sorte de mentor dans le processus de la mondialisation. Ils sont défiés par la Chine. Bien sûr, se spécialiser dans une ou quelques productions est risqué, car cela accroît la dépendance envers ce que l’on ne maîtrise plus, comme la France a pu l’expérimenter lors de la crise sanitaire avec la pénurie de masques ou de médicaments, désormais fabriqués en Asie.
D’où l’importance de déterminer des priorités stratégiques dans la construction de ses avantages comparatifs, car dans le monde globalisé, c’est la maîtrise des interdépendances économiques, financières ou culturelles qui prédomine et qui détermine la supériorité d’une économie, celle qui peut fixer les règles du jeu !