C’est un fait : de trop nombreuses inégalités et discriminations liées à l’origine des individus persistent en France, comme dans bien d’autres pays occidentaux.
Pour n’en donner qu’un exemple, une étude relevait ceci, en 2013 : par rapport à un « Français de souche », et à profil de compétences égal, un chercheur d’emploi issu de l’immigration « doit envoyer près d’une fois et demie plus de candidatures pour être invité au même nombre d’entretiens d’embauche »1.
De telles inégalités de traitement s’expliquent en partie par les stéréotypes et les préjugés négatifs que les membres d’une société entretiennent à l’égard des individus appartenant aux minorités ethniques, religieuses ou culturelles présentes dans leur pays.
« Daltonisme » vs multiculturalisme
Deux stratégies discursives concurrentes ont été proposées pour faire reculer les effets néfastes des préjugés raciaux ou culturels.
La première, que les Américains nomment color blindness (littéralement, daltonisme, pour signifier que la couleur de peau ne compte pas), et que nous qualifierons d’« indifférence à la différence », consiste à produire un discours social minimisant l’ampleur et la portée des différences ethniques ou culturelles qui sont censées exister entre les minorités et la population d’origine d’un pays.
L’objectif est de faire passer l’idée que si les minorités peuvent superficiellement différer du gros de la population par certains aspects peu importants, nous sommes bien, au fond, tous semblables et qu’il n’existe pas de caractéristiques essentielles qui distingueraient par nature les membres des différents groupes humains entre eux.
Le multiculturalisme se situe aux antipodes de cette stratégie, puisqu’il vise au contraire à produire un discours social qui souligne les spécificités culturelles.
Il s’agit de mettre l’accent sur la diversité pour la valoriser et la célébrer, plutôt que de l’occulter, voire de la craindre ou de la déplorer.
Le but du discours multiculturaliste est de faire accepter l’idée que la coexistence d’une multitude de cultures différentes au sein d’un même pays est une chance et non une menace, et qu’elle contribue à l’enrichir, dans la mesure où les spécificités de chaque groupe ethnique ou culturel constituent autant de ressources susceptibles de se révéler utiles ou bénéfiques pour l’ensemble de la communauté nationale.
Une reconnaissance valorisante
Des chercheurs ont testé les effets concrets de chacune de ces stratégies discursives sur diverses populations.
Prises dans leur ensemble, les expériences qu’ils ont conduites paraissent aboutir à ce constat : l’exposition à un discours multiculturaliste est plus efficace qu’un discours d’« indifférence à la différence » pour réduire les conséquences néfastes des stéréotypes ethniques ou culturels.
Il a notamment été montré que la stratégie multiculturaliste, contrairement à sa rivale, parvient dans certaines situations à diminuer les sentiments négatifs qu’éprouvent des individus appartenant au groupe ethnique majoritaire à l’égard des minorités installées dans leur pays2.
De plus, les effets bénéfiques du multiculturalisme s’étendent également à ces minorités. Ainsi, si l’on expose des membres d’une minorité à un discours multiculturaliste, ils ont tendance à se faire une meilleure image d’eux-mêmes et de leur communauté que si on les expose à un discours d’indifférence à la différence3.
L’avantage semble donc bien être du côté du multiculturalisme. Les choses sont cependant plus complexes, car toutes les expériences n’aboutissent pas aux mêmes conclusions.
Certaines montrent, au contraire, que la stratégie multiculturaliste peut parfois aboutir à renforcer les stéréotypes4 ! Comment expliquer ces résultats contradictoires ?
Le glissement vers l’essentialisation
Des psychologues ont récemment émis l’hypothèse que si des études trouvent des effets négatifs au discours multiculturaliste, c’est parce que, dans certains cas, ce discours pourrait paradoxalement conduire les personnes qui y sont exposées à essentialiser (voir encadré) les particularités ethniques ou culturelles qui, selon elles, caractérisent les divers groupes minoritaires qu’elles côtoient5.
Les expériences conduites par ces psychologues corroborent leur hypothèse : le discours multiculturaliste peut effectivement inciter des individus à penser que les traits ethniques ou culturels négatifs qu’ils imaginent être ceux des membres d’un groupe minoritaire sont non seulement vrais, mais qu’ils sont de plus fondés par nature et, donc, immuables.
Cela s’explique par le fait qu’en mettant en exergue des différences entre groupes ethniques, le discours multiculturaliste valide et renforce (bien malgré lui !) l’intuition que de telles différences existent réellement, qu’elles concernent l’ensemble des membres d’un groupe donné et qu’elles portent sur des propriétés importantes de leur psychologie.
Au bout du compte, le discours multiculturaliste a donc bel et bien des effets pervers, puisqu’il est susceptible de constituer un terreau représentationnel sur lequel vont s’enraciner les préjugés raciaux et culturels qu’il était censé combattre – un glissement que l’on peut observer dans la vie sociale réelle.
Ainsi, le parti politique des Indigènes de la République, qui a pour ambition affichée de lutter contre les discriminations raciales en mettant en avant (pour les valoriser et les faire reconnaître) les spécificités culturelles des populations issues de l’immigration, est soupçonné par de nombreux commentateurs d’encourager des dérives communautaristes, voire racistes. L’enfer social est souvent pavé des meilleures intentions…