Le texte original d'Adam Smith
« Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. Il n’y a qu’un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d’autrui ; encore ce mendiant n’en dépend-il pas en tout.
La plus grande partie de ses besoins du moment se trouvent satisfaits, comme ceux des autres hommes, par traité, par échange et par achat. Avec l’argent que l’un lui donne, il achète du pain. Les vieux habits qu’il reçoit d’un autre, il les troque contre d’autres vieux habits qui l’accommodent mieux, ou bien contre un logement, contre des aliments, ou enfin contre de l’argent qui lui servira à se procurer un logement, des aliments ou des habits quand il en aura besoin.
Le revenu annuel de toute société est toujours précisément égal à la valeur échangeable de tout le produit annuel de son industrie, ou plutôt c’est précisément la même chose que cette valeur échangeable. Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu’il peut, primo d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale, et secundo de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. À la vérité, son intention, en général, n’est pas en cela de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société.
« Il n’y a qu’un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bienveillance d’autrui. »
Adam SmithÉconomiste et philosophe écossais (1723-1790)
En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions.
Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. Je n’ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailler pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. Il est vrai que cette belle passion n’est pas très commune parmi les marchands, et qu’il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir. »
Richesse des Nations, Livres I et IV, Adam Smith
Qui suis-je ?
Adam Smith (1723-1790) est l’un des plus importants auteurs classiques de l’économie. Son œuvre phare, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, pose les fondements de la théorie économique moderne, en s’interrogeant notamment sur les sources de la croissance et de la répartition des richesses, sur la formation des prix et des salaires, ou le rôle de la concurrence au sein des marchés pour l’allocation des ressources. On lui doit également une Théorie des sentiments moraux qui s’interroge sur la propension de la nature humaine à l’empathie et à la coopération, fondement de toute société policée.
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C’est encore vrai ? L'analyse de l'économiste Gilles Saint-Paul
- Je ne comprends pas ! Qui est responsable de l’approvisionnement en nourriture pour la ville de New York ?
- Personne, votre Excellence.
Ainsi, les dignitaires russes en voyage d’études aux États-Unis, peu après l’effondrement de l’Union Soviétique, ne parvenaient pas à comprendre comment une économie de marché décentralisée assurait aussi bien les besoins des gens, alors que les tentatives des économies planifiées pour traiter le problème de façon rationnelle, en URSS ou en Chine, n’ont engendré que famines et pénuries.
La solution de ce mystère, c’est Adam Smith qui nous la donne, avec son idée restée célèbre de la "main invisible". Pour lui, les agents économiques ne poursuivent que leur intérêt propre. Mais c’est grâce à l’échange volontaire qu’ils peuvent s’enrichir ; donc ils ne peuvent réaliser leurs objectifs que si ceux-ci sont dans l’intérêt de quelqu’un d’autre – faute de quoi, il ne se trouvera personne pour acheter leur produit, leur prêter des fonds ou les embaucher. Exemple : si la famine menace, le prix des denrées augmente, incitant les spéculateurs à mettre leurs stocks sur le marché. Ce faisant, ils réalisent égoïstement des profits confortables. Mais ils contribuent également à résoudre la crise alimentaire.
Dessin de Gilles Rapaport
C’est cette convergence d’intérêts entre les partenaires d’une relation économique qui, en quelque sorte, transforme leur égoïsme en altruisme. Pour Adam Smith, ce mécanisme était si fort qu’il devait conduire à un produit intérieur brut aussi élevé que possible. En effet, tant que ce point idéal n’est pas atteint, il existe des transactions mutuellement profitables, et grâce à la main invisible celles-ci devraient finir par se réaliser.
En réalité, il s’agit là d’un résultat extrême. Smith ignore plusieurs points : d’abord, les problèmes de coordination (quand des transactions profitables n’ont pas lieu tout simplement parce que les partenaires potentiels ne se sont pas rencontrés) ; ensuite, les externalités (quand une transaction a un effet négatif sur les tiers, comme la pollution) ; enfin les problèmes d’information (quand la nature du produit ou du service n’est pas complètement observable par les parties). Ces imperfections de marché ont fait l’objet de maintes recherches et impliquent qu’en principe, une intervention de l’État devrait pouvoir utilement compléter le travail de la main invisible…
Mais corriger le fonctionnement des marchés n’est pas la même chose que s’y substituer. Comme le montrent les exemples précédents, et plus près de nous celui du Venezuela, les économies planifiées se sont révélées incapables d’organiser la production et la distribution de biens et services.
Sans doute parce qu’il leur est impossible de rassembler et de comprendre l’énorme masse d’informations nécessaire. Mais aussi parce que les bureaucrates qui, dans ces économies, remplacent les dirigeants d’entreprises, ne sont pas plus altruistes qu’eux, en dépit de leurs discours sur l’intérêt général. Leurs objectifs ne peuvent pas coïncider avec l’intérêt des consommateurs (désormais simples « usagers ») parce que le mécanisme d’échange volontaire qui aligne les intérêts des producteurs et des consommateurs est, par définition, rompu.
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