Au XVIIe siècle, le philosophe anglais Thomas Hobbes, auteur du célèbre Léviathan, affirme que face à une nature humaine d’une violence sans limites, un État doté d’un pouvoir fort et absolu est non seulement nécessaire, mais légitime. La sécurité et la protection de la vie sont des impératifs et l’État doit protéger sa population pour réduire les incertitudes de celle-ci.
Dans le but de préserver leur vie, les hommes consentent donc à se dessaisir de leur « droit naturel sur toutes choses », pour construire un État – de droit –, source unique de la loi, afin que la société puisse exister dans la paix. Toutefois, dit John Locke, autre penseur anglais du XVIIe siècle, les hommes étant libres et égaux dans un état de pénurie, cela pose d’autres questions, celles des libertés, de la responsabilité individuelle et de la propriété.
À lire L'État et son rôle
Comment fixer la place de l’État et le type de société ? Les libéraux du XVIIIe siècle, extrêmement favorables à la liberté économique et politique, recommandent malgré tout une intervention de l’État, au-delà de son rôle régalien et d’arbitre (justice, défense intérieure et extérieure).
Selon Adam Smith, l’État doit « procurer au peuple, ou le mettre en état de se procurer lui-même, un revenu ou une subsistance abondante […], le protéger contre l’injustice […], ériger et entretenir certaines institutions que l’intérêt privé ne pourrait jamais porter à ériger ou à entretenir »1, en vue d’assurer le bien-être général.
De plus, des impôts sélectifs et même progressifs sont préconisés afin d’orienter les comportements des agents économiques dans le sens du bien public. Cependant, la place de l’État doit rester minimale car, pour eux, la liberté, la responsabilité et la propriété sont les bons moyens d’atteindre l’intérêt général et le bien-être pour le plus grand nombre.
L’effet cliquet des dépenses
C’est à la fin du XIXe siècle que l’économiste allemand Adolph Wagner s’intéresse au rôle positif de l’État, inséré dans la société et co-évoluant avec l’économie privée. Son constat – « plus la société se civilise, plus l’État est dispendieux » – est devenu la « loi de Wagner » et s’explique par le niveau de développement du pays.
Effet de cliquet
Terme utilisé dans les domaines économiques ou politiques pour exprimer un « effet de mémoire » irréversible. Cela est particulièrement visible dans les dépenses publiques, rigides à la baisse.
Le poids économique et social de l’État ne peut que s’accroître, car lorsque le niveau de vie d’une population s’élève, de nouveaux besoins apparaissent dans tous les domaines : éducation, santé, culture, infrastructures, communications…
Toutefois, les dépenses ne progressent pas de manière linéaire, mais par paliers successifs, expliquent les économistes britanniques Alan Peacock et Jack Wiseman dans les années 1960. Ils montrent que les guerres et les grandes crises favorisent toujours l’interventionnisme de l’État et justifient la progression à la fois des prélèvements obligatoires et des dépenses. Les populations l’acceptent et s’y habituent. Les dépenses publiques deviennent rigides à la baisse, avec un effet de cliquet.
Interventionnisme
Tendance à s’ingérer dans des domaines qui incombent en principe à d’autres. Ce terme est lié à l’existence même de l’État, qui a le pouvoir d’imposer des réglementations et des contrôles dans tous les domaines. Il peut conduire à l’étatisme, qui est la concentration, voire la centralisation du pouvoir politique, administratif, financier, et socio-économique, entre ses seules mains, au détriment du pouvoir des individus ou d’autres institutions.
Ainsi se construit l’État-providence après la Seconde Guerre mondiale, dans l’esprit keynésien d’un État gestionnaire de l’économie et de la vie des populations. Il régule l’activité économique pour limiter ses fluctuations, brider le chômage et redistribuer les richesses créées afin de réduire les inégalités.
Bien difficile alors de faire maigrir l’État, notamment face à la demande croissante des populations en matière de prise en charge et de sécurité économique, sociale, puis environnementale et sanitaire. De gestionnaire, l’État devient assureur, protecteur et même, d’après l’essayiste Mathieu Laine2, un « État nounou » légèrement infantilisant, qui réglemente et norme tout, au nom du bien collectif et malgré d’inévitables travers bureaucratiques, technocratiques et centralisateurs.
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Le doux chemin du despotisme
« Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu’il est assujetti, tombe soudain dans un si profond oubli de sa liberté qu’il lui est impossible de se réveiller pour la reconquérir », écrivait Étienne de La Boétie, humaniste et poète français, dans son Discours de la servitude volontaire (1576).
De même, dans De la Démocratie en Amérique (1840), Alexis de Tocqueville explique que l’activité étatique ne conduit pas d’un coup au despotisme, mais y amène doucement par les habitudes : « S’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge […] de veiller sur leur sort […]. Il s’étend toujours plus loin et de façon toujours plus précise sur la vie des citoyens […], travaille volontiers à leur bonheur, veut en être le seul arbitre […]. Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? ».
De nos jours, le politologue Dominique Reynié3 explique cette exigence de protection par « la conception particulière du rôle de la puissance publique, fondé sur une défiance envers la société civile et qui mène à l’étatisme, l’idéologie française par excellence ».
Mais l’État a-t-il les moyens de satisfaire ces attentes croissantes alors qu’en France, les dépenses publiques atteignent 61,8 % du PIB en 2020 ? Le poids des prélèvements obligatoires (46,3 % du PIB) remet en cause l’acceptation de la fiscalité, base matérielle de sa souveraineté, de même la dette (115 % du PIB) qu’il faudra rembourser… un jour.
L’État ne peut pas tout.
Lionel Jospin,Premier ministre, à la fin des années 1990.
Les contraintes sont nombreuses, celles de la mondialisation et des firmes transnationales qui structurent les activités économiques, la finance et l’emploi. Celles des directives européennes qui modifient le périmètre d’action de l’État, les enjeux devenant globaux.
Autant de limites à l’autonomie des politiques économiques nationales, qui le rendent souvent impuissant. « L’État ne peut pas tout », déclarait Lionel Jospin, Premier ministre à la fin des années 1990, interpellé par des salariés menacés de licenciement.
Désormais, l’État doit composer avec toutes les parties prenantes, à tous les niveaux – socio-économique, environnemental et géopolitique –, devenir stratège, définir des priorités afin d’accroître les performances de l’économie nationale grâce à l’innovation et la formation, et ainsi permettre aux populations de maîtriser les profondes mutations de leur environnement.
Notes
1. La Richesse des nations, 1776.
2. Infantilisation, cet État nounou qui vous veut du bien, La Cité, 2021.
3. Le Point, novembre 2013.