Le texte original de Keynes
Même en dehors de l’instabilité due à la spéculation, il y a l’instabilité due à la caractéristique de la nature humaine selon laquelle une grande partie de nos activités positives dépendent d’un optimisme spontané plutôt que d’une attente mathématique, qu’elle soit morale ou hédoniste ou économique.
La plupart de nos décisions de faire quelque chose de positif ne peuvent être prises qu’à la suite d’esprits animaux – d’un besoin spontané d’agir, et non comme le résultat d’une moyenne pondérée de bénéfices quantitatifs multipliés par des probabilités quantitatives.
L’entreprise n’est guère plus fondée sur une analyse coût-bénéfice rigoureuse qu’une expédition au pôle Sud. Ainsi, si les esprits animaux s’estompent et que l’optimisme spontané faiblit, nous laissant dépendre de rien d’autre qu’une attente mathématique, l’entreprise s’éteindra et mourra.
Il est certain que l’entreprise individuelle profite à l’ensemble de la communauté. Mais l’initiative individuelle ne prospère que si le calcul rationnel est lui-même soutenu par les esprits animaux, de sorte que la crainte de l’échec – qui pourtant frappe si souvent les pionniers – est mise de côté, comme l’homme sain évite la pensée de la mort.
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Dessin de Gilles Rapaport
« L’initiative individuelle ne prospère que si le calcul rationnel est lui-même soutenu par les esprits animaux. »
John Maynard KeynesCela signifie, malheureusement, non seulement que les crises et les récessions sont exagérément violentes, mais aussi que la prospérité économique est excessivement dépendante du fait que le climat politique et social soit agréable à l’homme d’affaires moyen.
Si la crainte d’un gouvernement travailliste ou d’un New Deal déprime l’entreprise, ce n’est pas nécessairement le résultat d’un calcul raisonnable ou d’un complot à visée politique ; c’est la simple conséquence du bouleversement de l’équilibre délicat de l’optimisme spontané.
En estimant les perspectives d’investissement, il faut donc tenir compte des nerfs et de l’hystérie, voire des digestions et des réactions au climat de ceux dont l’activité spontanée en est largement tributaire.
John Maynard Keynes, La Théorie générale, chapitre 12
Qui suis-je ?
John Maynard Keynes (1883-1946) est l’un des grands économistes du XXe siècle. Sa Théorie générale pose les fondements de la macroéconomie en analysant les causes des fluctuations et du sous-emploi. Le schéma keynésien, selon lequel le niveau d’activité à court terme est déterminé par la demande, fonde encore la plupart des modèles des administrations et des grandes entreprises.
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Dans ce célèbre passage de La Théorie Générale, Keynes nous explique le rôle important qu’il attribue aux « esprits animaux », c’est-à-dire aux fluctuations irrationnelles de l’optimisme des investisseurs, dans les mouvements macroéconomiques.
On sait déjà que les marchés financiers sont sujets à des paniques, des manies et des krachs. De tels comportements expliquent des phénomènes aussi étranges que l’envolée du cours de la tulipe dans les Pays-Bas du XVIIe siècle.
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Keynes nous dit ici que de tels phénomènes affectent non seulement le secteur financier, mais aussi le secteur réel de l’économie. Ainsi, le boom de la construction immobilière dans l’Espagne des années 2000 a conduit à la construction de cinq millions de logements dans un pays de seulement 40 millions d’habitants et à la démocratie chancelante. Mais cet engouement injustifié a créé les conditions d’une expansion durable, le taux de chômage chutant de 22 % à seulement 8 %, et l’économie croissant en moyenne de plus de 3,5 % par an.
Inversement, Keynes donne l’exemple d’une récession qui pourrait être déclenchée par une réaction excessivement pessimiste des investisseurs à l’élection d’un gouvernement perçu comme peu favorable aux milieux d’affaires, tels que les travaillistes britanniques ou le New Deal de Franklin Roosevelt.
Les macroéconomistes qui ont suivi Keynes sont mal à l’aise avec cette idée des esprits animaux. La raison en est qu’elle impose peu de restrictions sur les données et se révèle donc peu utile pour les comprendre.
En effet, n’importe quelle hausse ou baisse de la consommation ou de l’investissement peut être attribuée à des animal spirits irrationnels, ce qui rend notre théorie dangereusement proche d’un constat d’impuissance à expliquer ces fluctuations.
Par exemple, que nous dit la théorie des esprits animaux sur le fait que le krach de 1929 a entraîné une récession, ce qui n’a pas été le cas pour celui de 1987 ? Rien, sinon que le premier a déprimé les investisseurs et pas le second.
C’est pour cette raison que les macroéconomistes ont préféré la théorie des anticipations rationnelles, qui impose que les croyances des investisseurs sur l’évolution future du climat des affaires soient formées rationnellement en fonction de leur information sur les conditions économiques. Les anticipations rationnelles imposent une discipline plus rigoureuse dans notre interprétation des données.
Ainsi, en 1929, les États-Unis adhéraient à l’étalon-or, ce qui empêchait la Fed de contrer une récession en augmentant la masse monétaire. Il était donc cohérent pour les entreprises d’anticiper une spirale déflationniste. En revanche, en 1987, les investisseurs anticipaient que la Fed, qui n’était plus contrainte par l’étalon-or, pouvait combattre une baisse de l’investissement par une expansion monétaire vigoureuse. En conséquence, la crise a été évitée.
Est-ce à dire que les anticipations rationnelles ne laissent aucune place aux animal spirits ? En réalité, ceux-ci peuvent encore jouer un rôle important dans la mesure où les croyances sont autoréalisatrices.
Par exemple, si l’anticipation d’une récession se traduit par une baisse des investissements qui entraîne effectivement cette récession, alors cette anticipation est autoréalisatrice.
Dans ce cadre, il nous faut repenser les esprits animaux comme la possibilité qu’un boom ou une récession se produisent sous l’effet de changements brutaux dans les anticipations des agents, alors même que ces changements sont parfaitement justifiés, car rationnels du fait de leur caractère autoréalisateur.