Elles dominent la ville de toute leur hauteur, forment un horizon hérissé de quatre « tubes » à la verticalité vertigineuse ; elles, ce sont les « Cuatro Torres Business Area » (les quatre tours du business), livrées en 2008 et qui, ajoutées aux « torres Kio », les deux édifices inclinés l’un vers l’autre Puerta de Europa, symbolisent le capitalisme à l’espagnol, le marché, l’argent.
Ce mini-Wall Street surplombe le Paseo de la Castellana, l’une des principales artères de la capitale, où ont élu domicile (ainsi que dans l’ensemble du quartier d’affaires avoisinant) quelques-uns des plus importants fleurons de l’économie nationale : les banques BBVA et Sabadell, le groupe Telefónica, Enagás, Mapfre… Toutes sont cotées à l’Ibex 35, le principal indice boursier espagnol, l’équivalent de notre CAC 40.
C’est ici que siège également le groupe ACS, une multinationale spécialisée dans la construction et qui a généré 27,8 milliards d’euros de revenus en 2021. Le nom de son PDG ? Florentino Pérez. Son autre exploit professionnel ? Être parvenu à se faire élire à cinq reprises président du Real Madrid, institution sportive au palmarès inégalé et à la renommée mondiale.
Son stade, Santiago Bernabéu, est d’ailleurs localisé au sein de ce même quartier d’affaires, un peu plus bas sur la Castellana. Son impressionnante armature métallique, où s’enchevêtrent échafaudages et gigantesques bâches de protection, témoigne d’une ambition démesurée : faire du stade Bernabéu, à l’issue de coûteux travaux, la plus grande enceinte sportive du monde, la plus moderne, la plus impressionnante.
Comme a l’habitude de le rappeler le président Pérez : « les meilleurs joueurs du monde, qui jouent dans le meilleur club du monde, se doivent de jouer dans le meilleur stade du monde ! » Imparable. Et de quoi entretenir le mythe d’équipe de l’élite, de « la haute », abondamment cultivé au cours de son histoire par son entregent politique, économique, culturel ; ses tribunes où sont régulièrement invitées les plus importantes personnalités du pays, de la politique comme du « show-biz » ; le prix astronomique de son abonnement (1 850 euros/an pour assister à tous les matchs), de ses produits dérivés…
L'Atlético, un club populaire qui s'embourgeoise
Longtemps, l’Atlético de Madrid s’est érigé en contre-modèle, en pendant populaire de l’aristocratique Real. Au Sud de la capitale, bordant la rivière du Manzanares, le stade Vicente Calderón a accueilli, de 1966 à 2017, le bouillant public colchonero (surnom du club qui fait référence à son maillot rayé rouge et blanc rappelant un matelas).
« Le Calderón, c’était notre maison, notre arène, se rappelle Rafael, 51 ans, représentant de commerce et supporter du club. Les travées étaient populaires, pas guindées comme celles du Bernabéu. Il y a une passion autour de l’Atlético, une ferveur, une solidarité. Nous sommes dans l’ombre du Real mais nous conservons nos valeurs, notre sentimiento. »
Le sentimiento, terme typiquement ibérique difficilement traduisible en français, convoque tout à la fois la sueur, la souffrance, l’abnégation, le tout mâtiné d’orgueil et de fierté. Un storytelling séduisant qui se heurte néanmoins à la nouvelle réalité du club depuis une dizaine d’années, « nouveau-riche » du football, espagnol comme européen, au coach le mieux payé au monde (l’Argentin Diego Simeone, avec 43,2 millions d’euros bruts annuels) et au palmarès conséquent (deux championnats nationaux ces dix dernières années, deux finales de Ligue des Champions disputées).
Une schizophrénie apparente entre la légende entretenue et la réalité des faits. Le nouveau stade, Cívitas Metropolitano, situé à l’extérieur de la ville sur une vaste esplanade et d’une capacité de presque 70 000 places, valide cette gentrification et cet embourgeoisement. Le clivage riches contre pauvres, élite versus peuple, semble caduc.
Y compris en tribunes, où toutes les catégories socioprofessionnelles sont représentées. « Cette volonté d’opposer les supporters des deux clubs selon des critères sociologiques et économiques est aussi confortable que superficielle, analyse Thibaud Leplat, enseignant en philosophie et écrivain. Cela pose un problème éthique, car nous avons naturellement tendance à nous identifier aux petits, aux sans-grade ; c’est comme le combat de David contre Goliath, nous sommes tous pour David, nous avons une empathie naturelle pour le plus déshérité. »
L'aspiration à l'excellence, un sentiment universel
D’autres éléments, liées au rapport même des Espagnols avec la richesse, avec le pouvoir et la hiérarchie sociale, doivent être analysées pour comprendre les sentiments d’appartenance à telle ou telle équipe. L’Espagne, pays monarchique où l’aristocratie a pignon sur rue, a un modèle social beaucoup plus inégalitaire que la France, avec une société plus stratifiée, des écarts de richesses et de statuts sociaux très importants.
En revanche, certains modes de vie et catalyseurs transcendent ces classes : la fameuse caña de cerveza (verre de bière) et les tapas après le travail, la fête en soirée, le football concernent aussi bien les riches que les pauvres, les font se mélanger, interagir, sociabiliser. Dès lors, les grandes institutions sportives que sont le Real, l’Atlético, le Barça, ainsi que tous les autres clubs ibériques, représentent un horizon, une vision de la vie qu’un milliardaire peut sans aucun problème partager avec un « smicard ». « Le Real Madrid est un club très soutenu par les classes populaires, comme les chauffeurs de taxi, des villageois un peu partout en Espagne, les immigrés également, poursuit Thibaud Leplat. C’est un club universaliste qui s’adresse à tout le monde. Les moins favorisés peuvent y voir une occasion de gagner par procuration, de s’identifier à une institution qui a érigé l’excellence en porte-étendard et la victoire en quasi-obligation. »
Il s’agirait là d’une sorte d’identification inverse à sa condition sociale d’origine, d’adhésion à un récit épique paradoxalement aux antipodes de sa réalité quotidienne. La notion de rêve, d’ilusión, est ici déterminante : l’horizon à atteindre prime alors sur l’origine et l’extraction sociale.