À retrouver dans votre magazine.
Texte de Thomas Schelling, 1960.
Qui suis-je ?
Thomas Schelling (1921-2016), fut professeur d’économie à Yale et à Harvard, mais c’est en tant qu’expert auprès du gouvernement américain qu’il développa, à l’intersection des mathématiques, de l’économie et des sciences politiques, une théorie rationnelle des conflits pour lesquels il obtint, en 2005, le Prix d’économie en l’honneur d’Alfred Nobel de la Banque de Suède, avec son confrère Robert Aumann.

« Si la guerre est trop grave pour être laissée aux généraux, la guerre accidentelle ne devrait pas être laissée aux romanciers. Ce sont cependant ces derniers, plus que les analystes, qui, à défaut d’avoir fourni un scénario complet de la façon dont la guerre pourrait se produire, ont le plus évoqué la chose dans leurs fictions.
Nous avons eu un certain nombre d’allusions […] au fait que, sur un radar, les mouettes ou les météores peuvent ressembler à des avions ou à des missiles, et que la sélection du personnel dans une armée de l’air […] n’exclut pas la possibilité qu’un pervers psychotique y soit recruté.
On nous a prédit que des petits dictateurs pourraient bientôt avoir la capacité de nous faire perdre la tête en déclenchant une explosion nucléaire quelque part […]. Mais s’il est facile d’imaginer comment des accidents peuvent se produire, il n’est pas aussi facile de déterminer comment ils peuvent conduire à la guerre.
Le fait est que les accidents ne causent pas la guerre. Ce sont les décisions qui la provoquent […]. Il faut faire cette distinction, car le remède ne consiste pas seulement à prévenir les accidents, mais aussi à contraindre les décisions.
Si nous pensons aux décisions aussi bien qu’aux accidents, nous pouvons voir que la guerre accidentelle, comme la guerre préméditée, est soumise à la « dissuasion ».
La dissuasion, dit-on habituellement, s’adresse au calculateur rationnel en pleine maîtrise de ses facultés et de ses forces […] mais il est vraiment préférable de considérer la guerre accidentelle comme un problème de dissuasion, et non comme un problème distinct.
Nous voulons dissuader l’ennemi de décider de nous attaquer – non seulement une décision réfléchie et préméditée qui pourrait être prise dans le cours normal de la guerre froide, à un moment où la Russie ne considère pas une attaque de notre part comme imminente, mais aussi une décision nerveuse, impétueuse, effrayée, désespérée qui pourrait être précipitée au plus fort d’une crise, qui pourrait résulter d’un accident ou d’une fausse alerte, qui pourrait être provoquée par la malice de quelqu’un – une décision prise à un moment où une attaque soudaine des États-Unis serait considérée comme une possibilité réelle […].
Il ne suffit pas de faire en sorte qu’une guerre que [l’ennemi] déclenche paraisse moins souhaitable que l’absence de guerre ; une guerre qu’il déclencherait dans le but de s’assurer contre une guerre bien pire qui […] pourrait être déclenchée contre lui, doit lui paraître tout aussi peu souhaitable.
Nous devons faire en sorte qu’il ne paraisse jamais préférable de déclencher une guerre « préventive ».
Le fait est que les accidents ne causent pas la guerre. Ce sont les décisions qui la provoquent.
Thomas SchellingEconomiste américain (1921-2016)
Ça se discute
L'analyse de Yann Giraud, professeur d’économie à CY Cergy Paris Université
C’est dans le magazine Air Force que paraît en 1960 ce texte de Thomas Schelling, soit un peu moins de deux ans avant la crise des missiles de Cuba. À l’époque, on croit encore fermement, dans l’opinion publique ainsi que dans des fictions, que la guerre est d’abord une conséquence de la folie des hommes.
Le roman Red Alert, publié en 1958 et dont Stanley Kubrick réalisera, en 1964, l’adaptation cinématographique sous le nom de Docteur Folamour, en est le parfait exemple. Dans ce récit apocalyptique, tout le monde est un peu fou, à commencer par le scientifique originaire des pays de l’Est incarné à l’écran par Peter Sellers.
Ce scientifique est bien évidemment inspiré de ceux qui, dans la vraie vie, ont conseillé le gouvernement américain sur la bombe H. On pense en particulier au Hongrois John von Neumann, inventeur de la célèbre « théorie des jeux », adoptée par les économistes.
Schelling, un économiste ayant comme Von Neumann travaillé au sein de RAND Corporation, un centre multidisciplinaire financé par l’US Air Force, et haut lieu de développement de ce qu’on appelle « les sciences de la Guerre froide », ne peut que désirer répondre à ces romanciers qui annoncent la destruction de la planète provoquée par un coup de folie.
Non, nous dit-il, rien ne sert d’avoir sur les conflits une analyse « psychologisante » ou de croire que les guerres sont totalement imprévisibles. Le monde ne courra pas à sa perte si seulement nous arrivons à ne pas sombrer dans la panique et à comprendre que ce qui doit d’abord dominer, c’est la force de dissuasion.
C’est sous le prisme de la théorie des jeux que l’on comprend mieux comment éviter la guerre. Il faut créer une situation dans laquelle aucun des belligérants potentiels ne trouve plus favorable une situation dans laquelle une guerre, même préventive, serait préférable au statu quo.
Pour cela, il faut savoir utiliser la dissuasion. Le désarmement est bien entendu souhaitable mais il ne peut intervenir que dans une étape de désescalade. En attendant, il faut au contraire s’armer et prouver que toute rupture du statu quo équivaudrait à une situation bien pire pour l’ensemble des parties.
Ce qu’il faut, pour s’en sortir, c’est créer les conditions d’un « dilemme du prisonnier » dans lequel les joueurs préféreraient ne rien faire plutôt que se trahir mutuellement. Pour ce faire, il faut augmenter drastiquement le coût de la guerre en exerçant une menace crédible de représailles dévastatrices.
Au fond, ce que nous dit ici Schelling n’est que l’extension des idées d’Adam Smith au domaine de la guerre.
Smith affirmait que ce n’est pas de la bonté du boucher que nous obtenons notre viande. Schelling ajoute ici que ce n’est pas de la bonté du leader russe, qu’il s’agisse de Nikita Khrouchtchev ou de Vladimir Poutine, que nous obtiendrons la paix mais en maintenant un « équilibre de la terreur ».
La raison, et non la passion, nous sauvera de l’issue la plus tragique. Espérons alors, pour notre sécurité, que l’analyse de Schelling soit aussi juste en 2022 qu’elle le fut en 1962.
Dessin de Gilles Rapaport