À quel point le revenu de nos parents est-il décisif dans notre parcours ? Cette question est centrale dans les débats autour de l’égalité des chances ou de la reproduction sociale. Pour y répondre, nous avons interrogé Michaël Sicsic, économiste qui a corédigé une étude inédite publiée par l’Insee.
Pourquoi lui ?
Michaël Sicsic est économiste à l’Insee et chercheur associé au centre de recherche en économie et droit à l’Université Panthéon Assas Paris II. Il travaille sur les thématiques de fiscalité, d’inégalités, de mobilité et de pauvreté. En mai 2022, il a rédigé avec Hicham Abbas une étude sur la mobilité intergénérationnelle des revenus en France.
Pour l’Éco. En quoi votre méthode d’analyse de la mobilité intergénérationnelle est-elle inédite ?
Michaël Sicsic. La question des inégalités et de l’égalité des chances revient souvent dans le débat public. C’est une question importante en termes de politiques publiques et il est nécessaire, aujourd’hui, de mesurer les inégalités qui se reproduisent d’une génération à l’autre. Par le passé, cela a beaucoup été fait en partant des Classes socioprofessionnelles (CSP), car de nombreuses données sont disponibles sur les professions.
Ce qu’il manquait en France, c’est une approche par les revenus : mesurer la mobilité intergénérationnelle en reliant les revenus des parents à ceux de leurs enfants. En partant des données fiscales - qui sont robustes — nous avons pu relier ces informations pour la première fois.
Concrètement, on a mesuré le rang des enfants qui ont autour de 28 ans et celui de leurs parents. On parle de rang, car on répartit la population en 100 catégories (des centièmes) à partir de leurs revenus.
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Quels sont les enseignements de l’étude ?
Si la reproduction des inégalités est assez reconnue, nous pouvons, avec ces travaux, mieux la chiffrer. On apprend qu’un enfant d’une famille parmi les 20 % les plus aisées a en moyenne trois fois plus de chances qu’un enfant de famille modeste de se retrouver parmi les 20 % les plus aisés de sa génération.
Certes, un enfant de famille aisée aura en moyenne plus de chances d’être parmi les plus riches, mais si les revenus des parents influencent ceux des enfants, ils sont loin de les déterminer entièrement. À revenus des parents donnés, la variabilité des niveaux de revenus des enfants est forte.
L’étude montre aussi que la mobilité n’est pas homogène dans la population et qu’il y a plusieurs facteurs déterminants pour la mobilité (sexe, situation familiale, région d’origine, niveau de diplôme des parents, etc.). On trouve ainsi qu’il y a plus de mobilité ascendante pour les enfants de parents immigrés que pour les enfants de parents qui ne sont pas immigrés ; qu’il y a plus de mobilité en Île-de-France que dans le Nord du pays, toutes choses égales par ailleurs ; et à l’inverse qu’avoir vécu dans une famille monoparentale réduit les chances de s’élever dans l’échelle des revenus.
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Éco-mots
Mobilité sociale
La mobilité sociale désigne la circulation des individus entre différentes positions de la hiérarchie sociale. Elle peut être intragénérationnelle (changement de position sociale d’une même personne au cours de sa vie), intergénérationnelle (changement de position sociale par rapport à l’un de ses parents), verticale (changement de position sociale vers le haut ou vers le bas) ou horizontale (le changement ne se traduit pas par une tendance vers le haut ou vers le bas).
Qu’apprend-on en croisant les « données revenus » avec les « données CSP » ?
Ce que l’on peut dire à partir de notre étude, c’est que les fils dont le père est cadre, indépendant ou agriculteur ont une probabilité plus forte de grimper dans l’échelle des revenus par rapport aux fils d’ouvriers, par exemple. Ces derniers ne sont que 10 % à passer des 20 % de familles les plus modestes aux 20 % des adultes de 28 ans les plus aisés (contre plus de 14 % pour les autres catégories professionnelles citées). Le diplôme a notamment un effet plus fort sur la probabilité de faire une mobilité ascendante que la catégorie socioprofessionnelle.
Vous soulignez aussi des différences en termes de mobilité au sein d’une même fratrie…
Oui, c’est un aspect innovant de l’étude. Pour la première fois, on a pu repérer les fratries, et comparer leurs revenus à l’âge adulte. Cette comparaison permet de mieux comprendre l’importance du milieu familial dans la distribution des revenus. En effet, les enfants d’une même famille ont en commun le revenu de leurs parents, mais pas seulement : ils partagent aussi un capital culturel, un patrimoine génétique, et l’influence du milieu social et du voisinage (quartier, école, amis, religion, etc.).
On montre que les frères et sœurs ont une différence de rang moyenne d’un peu plus de 2 déciles, soit environ 30 % plus faible que la différence de rang entre deux jeunes adultes pris au hasard. On peut ainsi en conclure qu’environ 30 % de la variabilité des revenus des jeunes adultes âgés d’environ 28 ans serait liée au milieu familial au sens large. Le reste, c’est-à-dire 70 % de la variabilité des revenus, serait lié à d’autres facteurs extérieurs à la famille, ce qui est plutôt rassurant dans une optique d’égalité des chances.
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Est-ce pareil lorsqu’une fratrie compte des filles et des garçons ?
On a préféré comparer les frères d’un côté et les sœurs de l’autre car on a remarqué un important effet du sexe sur la mobilité. Toutes choses égales par ailleurs, les femmes ont deux fois moins de chance de faire une mobilité ascendante extrême (des 20 % du bas jusqu’aux 20 % du haut) et elles ont plus de chance de faire une mobilité descendante. Globalement, les revenus des filles sont davantage reliés aux revenus de leurs parents que pour les garçons.
Vous dites « la France n’est pas LE pays de la reproduction des inégalités ». Pourquoi ?
Le sentiment de reproduction sociale est très élevé en France, plus que dans la moyenne des pays de l’OCDE. Une publication de cet organisme, qui a marqué les esprits, indique qu’il faut 6 générations en moyenne pour passer du bas de la distribution au milieu, un des chiffres les plus élevés au monde. Il y a donc cette idée très répandue que la France serait le pays où il y a le plus de reproduction sociale. Or dans notre étude de l’Insee, on montre qu’il y a quand même une mobilité significative. J’ai voulu compléter notre publication centrée sur la France, et comparer la situation avec les autres pays.
J’en suis arrivé à la conclusion que la France n’est pas le pays où il y a le plus de reproduction sociale. Il y a davantage de mobilité qu’aux États-Unis par exemple. Ce qui peut paraître contre-intuitif car on pourrait croire qu’il y en a plus de l’autre côté de l’Atlantique, avec l’American dream notamment. En réalité, il y a vraiment une différence entre la perception de la mobilité et la réalité quand on la mesure : le taux de mobilité ascendante en France est supérieur à celui ressenti par les Français, tandis que c’est le contraire aux États-Unis selon une étude américaine.
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En France, la perception d'immobilité est plus forte que la reproduction sociale effective.
Michaël Sicsic,Économiste à l’Insee.
Éco-mots
Reproduction sociale
Elle s’oppose à la mobilité sociale. Elle signifie que les enfants occupent dans la société une position analogue ou identique à celle de leurs parents : « Tel père, tel fils » ! On parle alors de déterminisme social : bien que les individus soient différents, la reproduction sociale détermine leur destinée sociale. Cette reproduction s’opère par la transmission d’un héritage économique, mais surtout culturel par la famille, ce qui permet aux enfants de maintenir leur position sociale.
Comment expliquer cette différence entre perception de la mobilité et la réalité ?
C’est peut-être lié au fait qu’en pensant à la « reproduction sociale », on pense davantage à une comparaison des classes socioprofessionnelles, ce qui n’est pas la même chose qu’une approche par les revenus. En effet, les catégories socioprofessionnelles sont, comme leur nom l’indique, des « catégories », et les revenus peuvent fortement varier au sein d’une catégorie.
Et ce n’est pas non plus la même chose de comparer les positions relatives des enfants et des parents comme nous le faisons, et de comparer le niveau de revenus des enfants à celui des parents, ce qu’on appelle la mobilité absolue et qui a baissé ces dernières décennies.
Il faut toutefois rappeler que la France n’est pas non plus le pays où il y a le plus de mobilité. Ce sont les pays nordiques (Suède, Finlande, Norvège, en Suisse aussi) qui arrivent en tête. L’Hexagone arrive dans une position plutôt intermédiaire (ou légèrement défavorable en fonction de ce que l’on mesure, notamment du concept de revenu pris en compte).
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Au programme de SES :
Seconde : « Comment devenons-nous des acteurs sociaux ? »
Première : « Comment la socialisation contribue-t-elle à expliquer les différences de comportement des individus ? »
Terminale : « Quels sont les caractéristiques contemporaines et les facteurs de la mobilité sociale ? »