La synthèse néoclassique [indique que] grâce à un renforcement approprié des politiques monétaires et fiscales, notre système d’entreprise mixte peut éviter les excès du boom et du marasme et peut espérer une croissance progressive saine.
Cet élément fondamental étant compris, les paradoxes qui ont privé les anciens principes classiques traitant de la “microéconomie” à petite échelle d’une grande partie de leur pertinence, ces paradoxes perdront désormais une partie de leur sel.
En bref, la maîtrise de l’analyse moderne de la détermination du revenu valide véritablement les principes de base de la détermination des prix ; et l’économiste a maintenant raison de dire que le large clivage entre microéconomie et macroéconomie a été clos. »
Economics : An Introductory Analysis, 1948
Ça se discute…
Aujourd’hui, un manuel d’économie consiste essentiellement en un état des savoirs approuvés dans cette discipline et non pas en une contribution intellectuelle. Economics : An Introductory Analysis, publié initialement en 1948 par Paul Samuelson, constitue une exception.
L’économiste y présente les théories keynésiennes aux étudiants nord-américains et entreprend également de donner un visage pédagogique à cette « nouvelle science économique », dont les travaux étaient publiés jusque-là dans un langage peu compréhensible pour le grand public.
À l’époque, l’auteur est reconnu comme un théoricien, dont l’ouvrage Foundations of Economic Analysis (1947), reprise de sa thèse de doctorat soutenue à Harvard, entendait refonder la science économique sur la base de principes mathématiques rigoureux.
Ce livre, ainsi qu’une série d’articles de recherche séminaux, avaient fait de lui, à moins de 30 ans, le chef de file américain de l’économie mathématique.
Pour beaucoup de ses contemporains, cependant, Samuelson n’est pas perçu comme quelqu’un apportant une contribution substantielle à l’économie. Certains de ses confrères, moins mathématiquement accomplis que lui, pensent qu’il a surtout produit une boîte à outils. Cette image d’économiste « spécialisé » lui a peut-être coûté un poste à Harvard – cela et l’antisémitisme régnant alors dans cette institution.
Désormais professeur au Massachusetts Institue of Technology (MIT) voisin, Samuelson souhaite contrebalancer cette image en montrant à travers son nouveau manuel sa capacité à réfléchir sur les questions politiques et idéologiques de son temps.
Ce passage, figurant pour la première fois dans la troisième édition, présente ce que Samuelson voit comme une double réalisation de la théorie économique. Pour lui, non seulement la « synthèse néoclassique » qui combine les écrits des économistes néoclassiques de la fin du XIXe siècle – Marshall, Walras, Jevons – et ceux de leur plus éminent critique, Keynes, permet-elle de mettre en cohérence des cadres méthodologiques que l’on croyait jusqu’à présent opposés, mais de plus, elle résoudrait un problème idéologique. On peut en effet prouver que la recherche de l’intérêt individuel n’est pas incompatible avec l’intervention publique quand on veut résoudre les problèmes d’instabilité économique comme les crises ou le chômage.
La « synthèse néoclassique », dont Samuelson chante ici les vertus, représente donc à la fois une troisième voie théorique – entre néoclassicisme et keynésianisme – et une troisième voie idéologique – entre libéralisme et interventionnisme.
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On retrouve ici la conviction affichée de Samuelson selon laquelle une économie résolument scientifique doit s’accompagner de préconisations de politique économique raisonnables. Bref, ce qui est vrai ne peut pas être extrême.
Ce passage, ironiquement, fait écho aux déboires que Samuelson connut lors de la première édition de l’ouvrage. Si en Europe, à l’époque, le terme « keynésien » n’était pas chargé d’une connotation politique, pour certains milieux d’affaire américains, il en allait autrement. Les critiques les plus acerbes du New Deal de Roosevelt voyaient les Keynésiens comme des communistes déguisés cherchant à porter atteinte à la liberté d’entreprendre.
Percevant dans l’ouvrage de Samuelson les stigmates de cette ingénierie sociale qu’ils exécraient, ils tentèrent en vain de limiter son influence, s’exprimant par voie de presse ou écrivant tant au président du MIT qu’à James McGraw, l’éditeur d’Economics. On ne pouvait guère laisser à un socialiste le soin d’éduquer les masses.
Cette « synthèse néoclassique » fut sa réponse à ces attaques. En se présentant, non pas comme Keynésien mais comme le partisan d’une position intermédiaire, en recul vis-à-vis des clivages politiques les plus extrêmes, Samuelson se protégeait contre les accusations portées contre lui. À cette occasion, le défenseur d’une économie scientifique prenait conscience que sa discipline était plus politique qu’il ne le pensait.
Dessin de Gilles Rapaport