À quelques mois de l’élection présidentielle, le marché politique se prépare. Comme n’importe quel marché, il place une « offre » – les candidats, dont l’objectif est de maximiser leurs chances d’être élus ou réélus – face à une « demande », celle des électeurs, dont l’objectif est de maximiser leurs intérêts particuliers. L’équivalent du « prix du marché », ce sont les votes, c’est-à-dire les voix nécessaires aux hommes politiques pour se faire élire ou réélire.
Le marché politique est très concurrentiel. Pour obtenir les votes d’électeurs et de groupes sociaux dont les intérêts et les préférences sont conflictuels, les candidats promettent interventions publiques, avantages législatifs ou financiers, services collectifs gratuits ou quasi gratuits dans de très nombreux domaines. Chacun vise à optimiser sa part de marché électorale.
Cela conduit les candidats à promettre des biens privés financés collectivement (logement, transport, chauffage, culture, bien-être, sport, travail…), bien au-delà des biens publics régaliens (armée, police, justice…) d’intérêt général, communs à toute la société et qui fondent la légitimité et la finalité de l’action publique.
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Ce marché politique conduit-il à la démocratie ? La démocratie, disait Abraham Lincoln au XIXe siècle, c’est « le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple »… « Le pire des régimes, à l’exception de tous les autres », ironisait Winston Churchill, en 1947. Grâce au suffrage majoritaire, la loi de la majorité s’exprime par la bouche des élus.
Mais la majorité est-elle véritablement l’expression de la volonté du peuple ? Dans les années 1950, l’économiste américain Kenneth Arrow montrait, par son « théorème d’impossibilité », que l’intérêt général ne résulte pas des choix individuels rationnels et que les décisions prises à la majorité des voix ne sont pas nécessairement en accord avec les préférences individuelles. Or dans une démocratie, les interventions étatiques sont toujours présentées comme émanant de la volonté collective.
Groupes d’intérêt et de pression
En réalité, explique l’économiste américain George Stigler (école de Chicago) dans sa « théorie de la capture », le marché politique favorise les électeurs qui forment les groupes d’intérêts et de pression les plus efficaces, car plus motivés, mieux informés, organisés (lobbies, associations, syndicats professionnels, communautés, professions ou statuts…).
Ces groupes sont minoritaires, mais capables d’influencer la réglementation et d’orienter le pouvoir coercitif de l’État en leur faveur. L’enjeu de ce rapport de force : obtenir des avantages catégoriels comme des réductions d’impôt, aides financières, subventions, nationalisations/privatisations, exonérations spécifiques ou protections diverses…
À titre d’exemple, la France compte, à côté du régime général de retraite et de celui des non-salariés, 27 régimes « spéciaux » plus avantageux (fonctionnaires civils, militaires, territoriaux, parlementaires, entreprises publiques – SNCF, EDF-GDF, RATP… –, Comédie française, Opéra national de Paris, employés de notaires, Banque de France, mines…). Il existe plus de 470 niches fiscales permettant de bénéficier de réductions d’impôt, des dizaines d’aides et près de six Français sur dix ne paient pas l’impôt sur le revenu…
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Les coalitions plus ou moins offensives d’intérêts corporatistes se traduisent ainsi par des redistributions de revenus et de richesses, des transferts de propriété entre les citoyens et par un accroissement des dépenses publiques et de l’endettement, au nom de l’intérêt général et de la justice sociale, expressions de la volonté populaire telle que définie par la loi.
Par ailleurs, les élus et l’administration publique doivent ensuite conserver le pouvoir conquis aux élections. Pour cela, expliquent les économistes américains James Buchanan et Gordon Tullock dans leur « théorie des choix publics » (1962), il leur faut en permanence faire coïncider leurs intérêts idéologiques, personnels et professionnels d’hommes politiques avec les revendications partisanes de leur électorat (jeunes, seniors, femmes, fonctionnaires, corporations, entrepreneurs…).
« La promesse est une dette »
Au moyen de mesures démagogiques et clientélistes en vue de leur accorder avantages et protections dont les coûts seront disséminés et peu visibles ou supportés par les non bénéficiaires de la production étatique, les élus cherchent à se maintenir au pouvoir.
À la différence du marché économique, dans lequel le consommateur paie les biens qu’il achète et le producteur-décisionnaire les finance, sur le marché politique, les offreurs et les demandeurs peuvent atteindre leurs objectifs grâce à la dépense publique. En 2021 elle atteint 59,9 % du PIB, et la dette près de 116 % du PIB3.
Déjà, au XIXe siècle, Frédéric Bastiat4, économiste et homme politique français, écrivait : « L’État est la plus grande fiction par laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde […]. Chaque classe [sociale] tour à tour vient lui dire : prenez au public et nous partagerons. Hélas ! L’État n’a que trop de pente à suivre le diabolique conseil ; car il est composé de ministres, de fonctionnaires, d’hommes qui, comme tous les hommes, portent au cœur le désir et saisissent toujours avec empressement l’occasion de voir grandir leurs richesses et leur influence. L’État […] prendra beaucoup […], multipliera le nombre de ses agents, élargira le cercle de ses attributions ; finira par acquérir des proportions écrasantes. »
Dans ces conditions, les élus ont-ils les capacités réelles de faire ce qu’ils promettent ? De décréter la croissance, la consommation, l’épargne ou le bonheur pour tous ? D’anticiper les interactions sociales ou les crises, ou encore de gérer un système socioéconomique si complexe ? « Examine si ce que tu promets est juste et possible, car la promesse est une dette », disait Confucius.