La plupart du temps, elles conduisent les agents économiques à s’assurer pour s’en protéger. En revanche, quand il est impossible de définir les probabilités d’un événement à venir, c’est l’incertitude « radicale » qui règne.
Dans ce cas, « nous ne savons tout simplement pas », avouait l’économiste anglais John Maynard Keynes2.
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C’est le cas, par exemple, quand les Européens découvrent au XVIIIe siècle, en Australie, qu’il existe des cygnes noir, un événement complètement imprévisible dans la culture de l’époque.
Aujourd’hui, on baptise « cygne noir » un événement imprévisible qui a une faible probabilité de se dérouler, mais qui, s’il se réalise, aura des conséquences considérables.
Rationalité « limitée »
La vie économique et sociale est dominée par l’incertitude. Elle est anxiogène, mais il faut se préparer pour faire face à l’inattendu, c’est la seule façon de rendre le monde vivable.
On doit trouver des solutions aussi satisfaisantes que possible, à défaut d’être optimales.
C’est la notion de rationalité « limitée » proposée par le chercheur américain Herbert Simon3 (Nobel d’économie en 1978) : les agents économiques ne disposent pas de tous les éléments pour prendre la meilleure décision, mais ils décident tout de même de manière rationnelle à l’aide du bon sens, de situations analogues passées, de l’habitude ou encore des traditions.
Si on se fie à cette approche, il peut être judicieux d’adopter des comportements routiniers ou mimétiques, de se plier à certaines institutions, à certaines règles préétablies, pour que la société soit plus lisible.
Le danger, c’est de tomber dans l’attentisme et dans un excès de précaution qui, face à l’incertitude, peut pousser à l’inaction.
Investissements différés
L’incertitude provient des comportements et des décisions des individus autres que soi-même, mais que tous subissent en retour.
Source de défiance et de craintes, quand on ne sait rien ou presque de l’état futur de l’économie, elle pousse à la prudence.
Les ménages cherchent à se protéger, notamment en épargnant davantage et en consommant moins, ce qui peut affecter profondément l’activité économique et donc l’emploi.
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Les entreprises, elles, seront tentées de retarder, voire d’annuler des investissements (surtout ceux qui, une fois engagés, sont irréversibles ou difficiles à modifier sans entraîner des coûts importants), de différer des embauches ou bien de renoncer à des innovations technologiques ou financières.
Bien sûr, l’incertitude peut aussi stimuler les progrès technologiques : face à un avenir plus incertain dans un environnement globalisé et interconnecté, certaines entreprises vont s’interroger, remettre en cause leurs procédés, se restructurer et innover pour anticiper, se rendre plus résilientes de manière à pouvoir absorber les chocs et rebondir.
Anticipations
Elles renvoient aux croyances, aux goûts, aux « esprits animaux » de J.M. Keynes, à la psychologie des agents économiques et déterminent leurs comportements (consommation, investissement…). Selon les libéraux, elles sont rationnelles lorsque les agents se servent de toute l’information dont ils disposent pour prendre leurs décisions.
L’économiste Joseph Schumpeter4 avait déjà, en 1942, mis en avant le rôle déterminant de l’entrepreneur preneur de risques et parieur, dans ce processus de destruction créatrice qui est la respiration de l’économie.
Surveiller la globalisation
De même, l’incertitude peut nuire à l’efficacité de la politique économique en raison de ses effets sur les décisions. Les gouvernements doivent en tenir compte, dit l’économiste Nicholas Bloom5, de l’Université de Stanford.
Pour la mesurer, Bloom a mis au point un indice d’incertitude de la politique économique, l’EPU (Economic Policy Uncertainty).
Cet indicateur mensuel repose sur une analyse textuelle des articles de la presse – Le Monde et Le Figaro pour la France (News Index) – et l’occurrence de termes relatifs à l’incertitude.
Quant aux marchés financiers, ils utilisent notamment le célèbre indice de la peur, le VIX (Volatility Index), sorte de thermomètre psychologique du degré d’angoisse et de nervosité des investisseurs.
L’incertitude est contracyclique, à rebours de la conjoncture : les indices sont élevés lors des crises et faibles lorsque la croissance et la confiance reviennent. Il faut donc produire de la confiance pour faire face à l’incertitude incontournable.
L’État peut avoir un rôle important de réducteur d’incertitude. Tout d’abord en entretenant avec sa politique économique un environnement économique et social favorable au développement.
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Celle-ci doit être transparente et lisible, pas trop changeante, parce que les investisseurs et les innovateurs « jouent leur peau »6 quand ils s’engagent sur un temps long et… incertain.
Il peut aussi, grâce à des projets d’investissement, mobiliser de nombreux secteurs d’activité.
La politique sociale qui, entre autres, assure une distribution constante de revenus aux ménages modestes, ainsi que la protection sociale, ont aussi une fonction stabilisante.
Quant à la globalisation financière, source importante d’instabilité et de risques systémiques, les États s’efforcent de la surveiller et de la réguler.
L’histoire récente a montré les capacités d’action dont les gouvernements disposent lors de phases d’intense incertitude : la crise mondiale des subprimes en 2008 les a conduits à adopter des mesures d’intervention monétaire « non conventionnelles ».
Et la crise sanitaire actuelle les amène à des niveaux de soutien économique, social et financier jamais atteints dans le passé.
Sources
1. Risque, incertitude et profit, 1921.
2. Traité sur la probabilité (1921) et Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936).
3. “Models of bounded rationality”, The MIT Press 1982.
4. Capitalisme, socialisme et démocratie, Payot, 1990.
5. « Le poids de l’incertitude », Finances & Développement, 2013.
6. Jouer sa peau, Nassim Nicholas Taleb, Les Belles Lettres, 2017.