L'analyse par Martial Poirson, Professeur d'économie à l’Université Paris 8.
« La police exerce une violence, certes légitime, mais une violence, et c’est vieux comme Max Weber ! » déclare le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin le 28 juillet 2020 pour justifier la répression par les forces de l’ordre de « débordements » en marge de mobilisations collectives.
Une instrumentalisation à des fins polémiques d’un des fondements de la sociologie politique, théorisé par le sociologue allemand à l’occasion d’une conférence sur « La Politique comme vocation et comme profession » prononcée en 1919, au sortir de la Première Guerre Mondiale.
Weber y défend une vision de l’État moderne comme « entreprise politique à caractère institutionnel lorsque, et tant que, sa direction administrative revendique avec succès, dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime ».
L’usage des forces policières, militaires et judiciaires sur un territoire donné résulterait du libre consentement de ses habitants, par désir d’égalité et de justice, à ce que l’institution garante de la paix civile et de la sécurité au sein d’un État de droit soit seule habilitée à avoir recours à une violence consentie par le peuple souverain.
Notons que dans d’autres écrits, Weber utilise le terme moins ambigu de « contrainte » légitime. Cette situation de monopole s’est accentuée au cours de l’histoire, notamment après la fin du régime féodal, période où l’État partageait encore ce privilège de la violence légitime avec d’autres instances concurrentes telles que les villes franches ou les tribunaux de l’Église, qui revendiquaient le recours à la violence pour punir délits sexuels ou hérésies religieuses.
Cette prérogative d’un droit à la violence à des fins de sûreté est une caractéristique essentielle de l’État souverain moderne, envisagé selon ses moyens et non plus ses fins ou ses objectifs. Elle assure sa stabilité, sa pérennité et son efficacité, tout en garantissant l’ordre social.
L’analyse de Max Weber est donc descriptive plus que prescriptive, empirique plus que normative. Cette violence se justifie selon trois formes distinctes d’autorité à travers l’Histoire : celle de l’« éternel hier », c’est-à-dire de la tradition imposée par la coutume ; celle du charisme personnel d’un chef aux qualités jugées hors du commun ; enfin celle d’une règle légale inspirée par une procédure acceptée par l’ensemble de ses membres, justifiant le pouvoir représentatif d’un gouvernement.
En somme, un pacte de non agression fondé sur le libre assentiment du peuple, dans la tradition de la philosophie contractualiste née dès le XVIIe siècle sous la plume de Thomas Hobbes avec Le Léviathan (1651). Ce dernier affirmait déjà que l’invention de l’État coïncide avec la sortie de l’humanité de l’« état de nature » où l’homme est un prédateur pour lui-même. Elle résulterait, selon lui, du libre consentement des individus à confier leur volonté à un principe supérieur en échange de sécurité.
Cependant, dans la réalité, précise Weber, ce contrat rationnel de soumission repose sur des motifs subjectifs, voire irrationnels tels que la peur de représailles, le désir de vengeance ou l’espoir de gratifications. Il existe donc un ensemble de réserves, rarement invoquées par celles se ceux qui se réclament de cette théorie, permettant de nuancer ce principe de base de toute organisation politique fondée sur l’état de droit.
L’État peut notamment déléguer ou autoriser l’emploi de la violence coercitive à des instances telles que la police ou l’armée, voire des acteurs privés tels que les sociétés de sécurité, tant que leur action est garantie par la force publique, ou même des individus, fondés à utiliser la violence dans les situations de légitime défense ou d’atteinte à leurs biens. Leur action n’est acceptable qu’en tant qu’elle est garantie par l’État comme délégation de son monopole répondant à des règles impératives.
La thèse originelle de Max Weber
Max Weber, Le Savant et le Politique [1919], trad. de l’allemand par J. Freund, Plon, 1959
« La violence n’est évidemment pas l’unique moyen normal de l’État – cela ne fait aucun doute – mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours, les groupements politiques les plus divers – à commencer par la parentèle – ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir.
Par contre, il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé – la notion de territoire étant une de ses caractéristiques – revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c’est qu’elle n’accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l’État le tolère : celui-ci passe donc pour l’unique source du « droit » à la violence.
Par conséquent, nous entendrons par politique l’ensemble des efforts que l’on fait en vue de participer au pouvoir ou d’influencer la répartition du pouvoir, soit entre les États, soit entre les divers groupes à l’intérieur d’un même État. (…) Tout homme qui fait de la politique aspire au pouvoir – soit parce qu’il le considère comme un moyen au service d’autres fins, idéales ou égoïstes, soit qu’il le désire « pour lui-même » en vue de jouir du sentiment de prestige qu’il confère.
Comme tous les groupements politiques qui l’ont précédé historiquement, l’État consiste en un rapport de domination de l’homme sur l’homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c’est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). L’État ne peut donc exister qu’à la condition que les hommes dominés se soumettent à l’autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs. (…)
Il existe en principe – nous commencerons par là – trois raisons internes qui justifient la domination, et par conséquent il existe trois fondements de la légitimité. Tout d’abord, l’autorité de l’« éternel hier », c’est-à-dire celle des coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l’habitude enracinée en l’homme de les respecter.
Tel est le « pouvoir traditionnel » que le patriarche et le seigneur terrien exerçait autrefois. En second lieu l’autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d’un individu (charisme) (…) C’est là le pouvoir « charismatique » que le prophète exerçait, ou – dans le domaine politique – le chef de guerre élu, et souverain plébiscité, le grand démagogue et chef d’un parti politique.
Il y a enfin l’autorité qui s’impose en vertu de la « légalité », en vertu de la croyance en la validité d’un statut légal et d’une « compétence » positive fondée sur des règles établies rationnellement, en d(‘autres termes l’autorité fondée sur l’obéissance qui s’acquitte des obligations conformes au statut établi. C’est là le pouvoir tel que l’exerce le « serviteur de l’État » moderne, ainsi que tous les détenteurs du pouvoir qui s’en rapprochent sous ce rapport. »
Qui est-il ?
Économiste, sociologue et juriste allemand, Max Weber (1864-1920) est considéré comme le fondateur de la sociologie compréhensive : il analyse l’action sociale à la lumière de la subjectivité et des motivations des individus, ce qui le démarque du déterminisme d’Émile Durkheim ou de Karl Marx. Observateur des transformations des sociétés occidentales dans l’ère moderne, il est particulièrement attentif à l’émergence de la bureaucratie, des villes, des bourses et du système capitaliste, auquel il consacre L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905). Il étudie également la sociologie des religions juive, confucianiste, taoïste, hindouiste et bouddhiste.