« En somme, l’alternative, c’est le miracle ou la faillite. Sur tous les postes nous sommes au bord du désastre : déficit budgétaire, dette, déficit du commerce extérieur aggravé par le désarmement douanier lié à la construction européenne, discrédit international » 1…
S’agit-il d’un diagnostic de l’économie française de 2022 ? Point du tout. Il a été formulé en mai 1958. Son auteur : Charles de Gaulle, de retour au pouvoir, en réponse à son ministre des Finances, Antoine Pinay, qui vient de lui présenter l’état du pays.
En instaurant la Ve République, Charles de Gaulle considère que « les décisions à prendre sont étendues et profondes », car les maux dont souffre l’économie française exigent des réformes structurelles. Il charge une commission de recenser « les obstacles à l’expansion économique ».
Ses conclusions sont rassemblées dans le rapport Pinay-Rueff-Armand, remis en 1960 au Premier ministre Michel Debré. La commission est présidée par Antoine Pinay, qui incarne le sérieux et la volonté de retour à l’équilibre des finances publiques, bref, la confiance restaurée.
Jacques Rueff, premier vice-président de la commission, est un inspecteur des finances, libéral affirmé, homme de l’ombre, mais influent, au moins auprès de certaines élites dirigeantes. Il est secondé par Louis Armand, polytechnicien placé à la tête de la SNCF en 1949, et par 14 experts, dont le démographe Alfred Sauvy et Pierre Massé, commissaire général au Plan.
Le secrétariat général est assuré par un jeune inspecteur des Finances, Michel Albert. Le plan est révélateur des ambitions gaulliennes : d’abord « l’inventaire », ensuite « l’élimination des obstacles ».
Les niches fiscales, déjà
Les auteurs soulignent que l’action de l’État, initialement justifiée par la reconstruction de l’économie française après la Seconde Guerre mondiale, tend à produire des effets pervers pour aboutir à des situations aberrantes.
Ainsi « la législation sur les loyers instaurée lors de la Première Guerre mondiale […] a eu des effets finalement défavorables à une grande partie des catégories sociales qu’elle voulait protéger ».
En évitant l’inflation aux locataires installés, l’État a découragé les propriétaires d’entretenir des biens devenus non rentables, détournant les investisseurs de l’immobilier, contribuant à la raréfaction du parc locatif et accroissant les difficultés d’accès au logement…
Même chose pour les niches fiscales : « Le Comité reconnaît […] que les exonérations fiscales comportent dans certains cas des avantages […]. Mais elles doivent être économiquement fondées, temporaires et accordées à toutes les entreprises. »
Des analyses qui n’ont pas pris une ride en 2022 ! Le rapport recensait aussi neuf professions réglementées devenues des monopoles.
Parmi elles : notaires, pharmaciens, taxis… Ce dernier cas est exemplaire. Le gouvernement de Front populaire promulgua, le 13 mars 1937, une loi limitant à 14 000 le nombre de licences de taxis à Paris. Du coup, les artisans taxis (majoritaires) vont acheter et revendre toujours plus cher des « licences » délivrées gratuitement par l’État… que la Cour de cassation a reconnu cessibles en 1963 au même titre que les offices ministériels. La loi de 1937 a donc créé la rareté et des rentes de monopole !
Le nombre de licences a été gelé : les taxis parisiens sont devenus des rentiers, jusqu’à l’arrivée d’Uber. C’est donc une innovation marchande qui entame la rente et non une réforme initiée par l’État.
Quand l’État succombe
Le rapport Pinay soulignait également l’existence de groupes de pression dont l’action méconnaît les exigences de l’intérêt général. Le phénomène « n’est certes pas propre à notre pays. Cependant l’esprit souvent conservateur et malthusien de ces groupes a des racines profondes dans notre histoire économique. On peut y observer une lutte incessante entre, d’une part, […] les coalitions d’intérêts à la recherche de monopoles, […], et d’autre part, l’État et l’administration qui résistent, limitent, repoussent, mais souvent finissent par succomber ».
Selon la célèbre formule d’Henri Queuille, président du Conseil à trois reprises sous la IVe République, « il n’est aucun problème qu’une absence de décision ne finisse par résoudre ».
Face à un problème, on crée donc une commission qui produit un rapport que l’on s’empresse d’oublier. Il serait cependant excessif d’écrire que « le général de Gaulle a fini par [le] ranger dans un profond tiroir » 2 : de Gaulle confia à Antoine Pinay et Jacques Rueff le soin d’appliquer un plan « indicatif » qui servit de base heureuse à la croissance économique française vigoureuse de 1958 à 1963.
Mais il est certain que lui-même et ses successeurs ne s’attelèrent guère aux changements promis à chaque début de mandat présidentiel. Comme le soulignaient déjà les experts en 1960 : « Les réformes qui sont ici proposées ne pourront être accomplies qu’avec l’adhésion du pays ».
En 1995, le député André Santini mettait en garde le Premier Ministre réformateur Alain Juppé : « Dans chaque niche, il y a un chien. » Charles de Gaulle lui-même confessait : « En France, on ne fait pas de réformes. On fait des révolutions. »
Force est de constater que plus de 70 ans après sa parution ce rapport est encore d’actualité. Demeurent bien des problèmes auxquels il prétendait s’attaquer.
Pour aller plus loin
1. Mémoires d’espoir, Charles de Gaulle, Plon, 1970.
2. Les Réformes ratées du président Sarkozy, Pierre Cahuc et André Zylberberg, Flammarion, 2011.