Depuis l’Antiquité, on interroge l’efficacité des démocraties. Un long processus les a imposées en Europe et aux États-Unis. À présent, l’abstention électorale tend à croître, les formations radicales investissent le pouvoir ou tentent le coup d’État. Peut-on rendre compte de la nature des démocraties face aux crises ?
L’ordre politique organise la répartition et la structure du pouvoir en société. En démocratie, le pouvoir réside en chaque citoyen. Il l’exerce de façon directe ou, de préférence, par représentation.
Les citoyens, par conviction ou calcul, choisissent alors de déléguer le pouvoir à des représentants chargés du « bien commun », sous réserve de contrôle. C’est la souveraineté citoyenne qui donne sa force à ce régime permettant d’atteindre les fins du politique : la paix par la justice1. Les régimes non démocratiques échouent en la matière.
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Mais attention, la démocratie représentative suppose un contrat social entre des citoyens libres, éclairés et responsables. Elle induit aussi la compétence et la participation politique. Cela se vérifie dans la séparation des pouvoirs mise en lumière par Montesquieu : le législatif, l’exécutif et le judiciaire sont autonomes les uns par rapport aux autres.
C’est inscrit dans la déclaration de droits de 1789 et dans la Constitution de la Ve République (1958). Que l’État soit central (France) ou fédéral (États-Unis, Allemagne, Suisse…), le pouvoir législatif fait collaborer deux chambres. La loi, doublement votée dans les mêmes termes, peut alors être adoptée. Enfin, le Conseil constitutionnel (en France) ou les cours constitutionnelles (chez nos alliés) vérifient la légalité des textes au regard de la Constitution et des grands principes du droit.
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Les avertissements de Weber
Alors, d’où viennent les crises à répétition qui frappent la démocratie ? Alexis de Tocqueville (1805-1859), tout en saluant l’adhésion suscitée par une démocratie nouvelle où se conjugueraient de nombreux corps intermédiaires, le pluralisme politique, une presse libre et une population informée, alertait sur le risque d’une anesthésie par le confort et la paix, d’un repli égoïste sur la sphère privée et d’une régression de l’intérêt collectif.
Weber, pour sa part, redoutait la professionnalisation inévitable du personnel politique et ses conséquences, la médiocrité et la corruption de ceux qui tirent de la politique un avantage matériel, les partis et les lobbies.
Il existe en gros six ferments de crise démocratique.
1- L’imperfection des acteurs et des institutions politiques, décevant les citoyens, brisant l’illusion du régime parfait. L’expérience montre que les réformes sont possibles et souhaitables. A contrario, les révolutions progressistes ou conservatrices créent un chaos défavorable à la démocratie.
2 - L’exonération accrue des promesses électorales, pour adapter l’exécutif à la mondialisation. Ce processus de « destruction créatrice » (Schumpeter) doit être, à long terme, un jeu à somme positive. Il réserve des crises, des adaptations brutales à court terme que le politique doit prendre en charge et expliquer à la population.
3 - La corruption, insoutenable et combattue ; la rationalité des acteurs, la juste rétribution des politiques, le pluralisme du contrôle, les sanctions judiciaires font des démocraties les régimes les moins corrompus au monde. Raymond Aron notait d’ailleurs une convergence entre l’efficacité du libéralisme politique et celui du libre-échange régulé ; ils favorisent tous deux l’épanouissement individuel et la réduction des inégalités qui, hélas, redoublent en cas de crise.
4 - L’abstention électorale née d’un calcul, d’un rejet, d’une offre politique insuffisante. Elle tend à s’accroître à mesure qu’une démocratie est installée. L’abstention peut signifier le retrait citoyen ou une protestation électorale. L’inquiétude civile s’exprime aussi dans les mouvements sociaux (grèves, manifestations…).
5- Le dérèglement de la liberté d’expression et d’information, faute de contrôle des réseaux sociaux : propagation de fausses nouvelles, complotisme, expressions radicales, par exemple la méfiance anti-virus face au Covid-19. Au nom de la raison et de la stabilité du régime, il importe de forger une nouvelle régulation démocratique des médias.
6 - La faiblesse des corps intermédiaires (partis, syndicats, patronat, chambres de commerce, ordre des avocats, associations…), surtout en France, et celle du principe de subsidiarité, qui accentue la centralité d’un pouvoir mal adapté aux enjeux mondiaux.
Pourtant, les bienfaits du régime qui garantit les libertés fondamentales, la croissance et la répartition des richesses (justice redistributive), l’accès aux fins individuelles et collectives, la paix durable, devraient l’emporter sur les imperfections reprochées, les crises conjoncturelles, les luttes catégorielles, au nom de l’histoire commune.
Pour aller plus loin
1. Démocraties, Jean Baechler, Calmann-Lévy, 1985