Pourquoi lui ?
Santiago Tobón est économiste à l’Université EAFIT de Medellín (Colombie), spécialiste de la réduction de la criminalité et de la responsabilisation de la police. Ingénieur de formation, il a travaillé au service du gouvernement colombien durant quatre années, en étant directement confronté aux problèmes criminels de son pays. Il a donc choisi d’en faire son sujet de recherche pour son doctorat. Son étude « Do Better Prisons Reduce Recidivism ? Evidence from a Prison Construction Program » (De meilleures prisons réduisent-elles la récidive ?), a été publiée dans The Review of Economics and Statistics en novembre 2022.
Pour l’Éco. Pourquoi avoir étudié l’économie des prisons et son rôle sur la récidive ?
Santiago Tobón. À mes yeux, les prisons représentent une partie importante et complexe du système de justice pénale, tout en étant généralement inhumaines. Mon intuition : elles apportent des répercussions à long terme sur le niveau de criminalité et de violence au sein de la société dans son ensemble. Je me suis dit : « Je veux étudier ça. »
Et par rapport à d’autres scientifiques, les économistes possèdent de bons avantages comparatifs pour répondre à des questions causales de ce type, en particulier dans les domaines de la politique publique, où les ressources sont rares. C’est particulièrement le cas de la justice.
Comment avez-vous fait émerger cette relation de cause à effet entre prison et récidive ?
La difficulté était d’identifier des effets de causalité en éliminant tous les paramètres susceptibles de brouiller la validité des conclusions. C’est le cœur du travail des économistes : mettre en place des conditions d’expérience permettant l’identification des effets de causalité. Dans mon cas, je devais répondre à plusieurs questions : qui décide dans quelle prison envoyer une personne condamnée ? Comment cette décision est-elle prise ? Sur la base de quelles informations ?
Heureusement, un « accident favorable » s’est produit, à partir duquel j’ai pu construire mon travail au cours de ce que l’on appelle en science économique une « expérience naturelle ».
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En Colombie, de nouveaux bâtiments carcéraux ont été construits au sein de prisons plus anciennes. Et fondamentalement, ce qui permet de faire une identification causale, c’est que les détenus ont été envoyés de façon aléatoire, soit dans un bâtiment neuf, soit dans une aile ancienne et mal entretenue. Si ce processus n’avait pas été aléatoire, j’aurais dû imaginer d’autres stratégies.
Mes recherches montrent que, pour des personnes aux caractéristiques identiques, le taux de récidive de celles qui vont dans des prisons de mauvaise qualité (plus vétustes, plus surpeuplées, etc.) est supérieur de 36 % à celles qui sont dirigées vers des locaux neufs, de meilleure qualité.
Concrètement, pourquoi de mauvaises conditions d’incarcération renforcent-elles la récidive ?
La prison permet la constitution d’un capital criminel. Les économistes parlent du capital humain, une notion mise en avant par le prix Nobel Gary Becker, c’est le stock de compétences dont nous disposons. Ici, c’est un peu la même chose, mais concernant le stock de compétences criminelles que quelqu’un peut acquérir pour commettre des délits.
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Par exemple, dans les prisons où les conditions d’incarcération sont moins bonnes, l’interaction avec les autres détenus est beaucoup plus facile. Et nous savons que dans les prisons vétustes de Medellín ou de Bogotá, le recrutement de détenus dans des groupes criminels organisés est très élevé. Le cas typique, c’est un criminel indépendant qui arrive en prison. Il n’a pas d’argent. Dans les prisons aux conditions très précaires, il faut commencer par payer les groupes criminels en place pour avoir un lit, utiliser davantage la salle de bains… Et généralement, la seule façon de le faire, c’est de travailler pour ce groupe criminel qui contrôle la prison. Du coup, quand l’ancien indépendant finit par sortir de prison, il a déjà un emploi au sein de l’organisation criminelle.
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Dans cette recherche, qu’est-ce qui vous a le plus surpris ?
Sur mon hypothèse principale, j’avais plus ou moins anticipé ce que j’allais trouver, à savoir que la qualité de l’enfermement est fortement corrélée à la possibilité de récidive. Mais deux choses m’ont étonné. La première, c’est la probabilité beaucoup plus élevée de mourir quand vous êtes incarcéré dans une prison en mauvais état. Je ne pensais pas que les différences allaient jusque-là.
L’autre surprise est plus politique. Alors que pratiquement tous les travaux empiriques sur les prisons convergent et affirment que mieux traiter les gens incarcérés réduit la récidive, la classe politique fait systématiquement le contraire dans quasiment tous les pays du monde.
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Pourquoi ?
Les hommes politiques veulent répondre à la demande, largement répandue, que l’État soit plus « dur avec le crime ». Cette demande des citoyens est bien réelle, mais elle génère des externalités négatives.
Par exemple, augmenter le taux d’incarcération dégrade les conditions d’enfermement des gens ce qui, in fine, augmente la récidive et la criminalité. Ce cercle vicieux, il est très difficile d’en sortir. Plus les individus récidivent, plus les prisons sont surpeuplées, plus le risque de récidive augmente. C’est un accélérateur de criminalité.
Que diriez-vous à un responsable politique qui doit réformer le système carcéral ou judiciaire ?
Je lui dirais deux choses. D’abord, qu’il doit diminuer la surpopulation carcérale et améliorer les conditions de détention. Ensuite, qu’il existe deux manières de le faire. La plus coûteuse, c’est de construire plus de prisons. La moins chère, c’est d’incarcérer moins.
Dans des pays comme la Colombie, les États-Unis, le Honduras ou le Brésil, mettre moins de gens en prison est clairement la meilleure option. Il y a, dans ces pays, beaucoup de détenus qui ne devraient pas s’y trouver. Par exemple tous ceux qui sont incarcérés pour consommation de drogue. C’est un délit pour lequel, dans la pratique, le pouvoir dissuasif de la prison est faible. Les toxicomanes, par exemple, n’ont rien à y faire.
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