C’est un fait, de nouvelles machines détruisent des emplois lorsqu’elles réalisent des tâches faites précédemment par des individus, mais elles engendrent aussi des gains de productivité conduisant à des produits moins chers, ce qui accroît la demande de ces produits et finit par créer des emplois. En théorie, l’impact des avancées technologiques est donc ambigu.
Toutefois, les études appliquées sur la période contemporaine concluent dans leur grande majorité à la prédominance de l’effet de productivité et donc à des créations d’emplois qui dépassent, à plus ou moins long terme et souvent de manière massive, les destructions1.
Cela a-t-il toujours été le cas par le passé, en particulier au début de l’ère industrielle ? Une équipe d’économistes italiens s’est penchée sur cette question en étudiant la genèse de la diffusion de la machine à vapeur en France2. Au cours du XIXe siècle, cette nouvelle technologie entre en concurrence avec les sources traditionnelles d’énergie que sont l’eau et le vent et dont la France est abondamment pourvue.
L’étude de cette équipe d’économistes exploite les données de deux enquêtes menées dans les années 1840 et 1860 par le Bureau de statistique de France (créé en 1801). Ces données sont particulièrement détaillées et permettent d’observer le processus de mécanisation depuis les premiers stades de son implantation jusqu’à son affirmation. Elles fournissent des informations à un niveau géographique très fin sur les salaires, l’emploi et l’utilisation des diverses sources d’énergie.
Portrait-robot des adoptrices
Afin d’identifier l’effet causal de l’introduction de la machine à vapeur, l’étude compare les entreprises qui l’ont adoptée dans les années 1840 (le groupe test) à celles qui ne l’ont pas adoptée (le groupe témoin).

Elle met en évidence que les créations d’emplois dans les 20 ans suivant l’adoption furent très importantes et que les salaires augmentèrent également grâce à cette nouvelle technologie. La figure 1 montre qu’en moyenne, les firmes ayant adopté la vapeur dans les années 1840 employaient, dans les années 1860, 94 % de travailleurs de plus que leurs homologues ne l’ayant pas adoptée.
Parallèlement, la figure 2 montre que les premières versaient des salaires journaliers jusqu’à 5 % plus élevés en moyenne que les secondes. Dans les secteurs utilisant la vapeur, la hausse de la productivité du travail – qui pousse les salaires vers le haut – a plus que compensé l’afflux de main-d’œuvre, qui tend au contraire à les faire baisser.
L’étude permet également d’identifier certains traits des entreprises ayant adopté la vapeur :
- Un coût du travail déjà relativement élevé couplé à la proximité de bassins houillers rendant l’énergie issue du charbon meilleur marché que les énergies provenant de l’eau ou du vent.
- Des connaissances scientifiques et techniques et des compétences de base en littératie plus élevées.
- De bonnes conditions sanitaires.
- Une plus grande taille du marché pour les biens produits.
- Une infrastructure de transport bien développée.
- Des institutions financières s’engageant dans la promotion des innovations.
En plus de Schumpeter
L’étude s’est également penchée sur le sort des entreprises qui, dans les années 1840, dépendaient exclusivement de l’énergie hydraulique. Il apparaît que, pour ces entreprises, l’introduction des machines à vapeur n’a pas eu les mêmes effets selon que ces machines agissaient en complément de l’énergie hydraulique – c’est le scénario que l’on pourrait qualifier de « complémentarité créatrice » – ou la remplaçaient – c’est le scénario schumpétérien de « destruction créatrice », privilégié par les théoriciens de la croissance.
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Le scénario de « complémentarité créatrice » fut assez fréquent et créa, en moyenne pour une entreprise dans ce schéma, environ deux fois plus d’emplois en termes nets que le scénario de « destruction créatrice ». Dans le schéma de « complémentarité créatrice », les destructions d’emplois furent donc plus limitées que dans celui de « destruction créatrice ». Il n’en demeure pas moins que, quelle que soit la forme qu’elles revêtent, les avancées technologiques sont, à plus ou moins long terme, favorables à l’emploi.
1. Lire par exemple « Chômage : les robots plaident non coupables », Pour l’Éco.
2. « The impact of mechanisation on wages and employ ment: Evidence from the diffusion of steampower », Leonardo Ridolfi, Carla Salvo et Jacob Weisdorf, CEPR Policy Portal, juillet 2022.