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Quand Staline affamait l’Ukraine : l’enquête économique d’un journaliste
Idées
Quand Staline affamait l’Ukraine : l’enquête économique d’un journaliste
Après les députés, les sénateurs français ont voté un texte mi-mai, qualifiant l’holomodor de génocide. Cette famine provoquée au début des années 1930 en Ukraine par les autorités soviétiques, a fait plusieurs millions de victimes. C’est le sujet du film À l’ombre de Staline (2019).
Clément Rouget
© DR
« Nous n’avions pas d’industrie agricole, nous en avons maintenant une. Nous n’avions pas d’industrie automobile, nous en avons désormais une. Nous n’avions pas d’industrie chimique, nous en avons maintenant une. »
Gareth Jones est un Gallois russophone, mi-conseiller politique, mi-journaliste. Il ne peut s’empêcher d’être dubitatif devant le discours du responsable soviétique qu’il écoute à la radio. « L’économie mondiale s’effondre alors que dans le même temps les Soviétiques multiplient les dépenses. D’où vient la folie dépensière des Soviétiques ? Qui les finance ? Staline est-il un homme qui accomplit des miracles ? »
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Si la réponse est évidente aujourd’hui, il en va très différemment au début des années 1930. Car en Occident, beaucoup ont foi dans la réussite du communisme russe.
Gareth Jones se rend donc à Moscou. Il note vite que quelque chose cloche. Tout le monde est épié en permanence, les libertés sont inexistantes et les dialogues avec les autorités, kafkaïens. L’idée d’un miracle soviétique se diffuse au reste du monde grâce à des correspondants étrangers qui s’autocensurent.
Ils ont peur de mourir, comme ce collègue trop curieux, victime d’"un cambriolage qui a mal tourné ». Ce sont des journalistes immobiles, enfermés dans leur prison dorée. « Il n’y a pas grand-chose à faire ici quand on n’est pas autorisé à quitter Moscou. Quel genre de reportage pouvez vous faire quand vous êtes confiné ici ? ». Ils préfèrent noyer leur déni dans la vodka et les orgies. Quand les langues se délient sous l’effet de l’alcool, c’est à voix basse, avec de la musique en fond, pour éviter les oreilles indiscrètes du KGB.
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Suivre l’argent
Jones va suivre un précepte journalistique bien connu : suivre l’argent, et remonter à la source supposée des richesses russes. Son enquête va l’emmener en Ukraine. Ses champs de blé sont « l’or de Staline ». Le reporter, guidé par ses solides connaissances macroéconomiques, en doute. « Je ne suis pas dupe, les chiffres ne concordent pas. »
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Il échappe à la surveillance russe en sautant du train puis traverse seul la campagne ukrainienne enneigée. Et il découvre la vérité : il n’y a pas de miracle soviétique, seulement des chiffres truqués. Le rare blé produit est exporté vers Moscou pour la nomenklatura, l’élite du Parti. Les cadavres squelettiques jonchent les rues. Les villages sont déserts, à l’exception de quelques survivants à la recherche d’un peu de nourriture. Parmi eux des enfants, avec qui il finit par partager un repas. « Où as-tu trouvé cette viande ? – C’est Koliya, notre frère. – Il chasse ? », s’étonne le journaliste. Devant l’absence de réponse, l’indicible lui apparaît. Koliya est au menu.
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