Alors que le président Macron entend réformer les retraites, jeter un œil dans le rétroviseur nous apprend que ressurgissent aujourd’hui des débats déjà présents en 1910, lorsque la IIIe République cherchait à protéger les ouvriers et les paysans qui n’étaient plus en âge de travailler : elle avait alors opté pour la capitalisation et pour un âge si avancé au regard de l’espérance de vie de l’époque que les bénéficiaires furent bien rares. Il faudra attendre 1945 pour que la branche vieillesse de la Sécurité sociale commence à couvrir les retraites d’un salariat en plein essor.
À lire aussi > [Dossier] Réforme des retraites : tous nos articles sur le sujet
« Non à la retraite pour les morts ! ». Voilà comment la CGT réagissait, au début du XXe siècle, à ce qui est devenu, en 1910, la loi sur les Retraites ouvrières et paysannes (ROP). Il est vrai que l’âge de départ à la retraite était de 65 ans alors que l’espérance de vie des Français n’atteignait pas 50 ans !
En Allemagne, le chancelier von Bismarck avait demandé à un actuaire de calculer l’âge de départ à la retraite… de sorte qu’on n’ait jamais à la payer. Le statisticien répondit : 70 ans. Le chancelier, alors âgé de 74 ans, éclata de rire… et instaura la retraite en 1889.
À lire aussi > [Fiche] Otto von Bismarck et la première « sécurité sociale »
En France, la CGT n’avait donc pas tort de pousser la caricature : des ouvriers épuisés par une vie de labeur mourant dans un escalier aux 65 marches, avec seulement de rares survivants le gravissant jusqu’au bout.
Le projet de loi, déposé dès 1890, révéla pourtant une cassure au sein de la Section française de l’internationale ouvrière – SFIO, le PS de l’époque –, créée en 1905 entre révolutionnaires, comme Jules Guesde, et réformistes comme Jean Jaurès. Ce dernier considérait qu’il fallait voter la loi, même si elle ne profitait qu’à une minorité, afin de prendre date pour l’avenir et protéger de l’indigence des ouvriers devenus inaptes à travailler. Pour Jaurès, il s’agissait de « partir du réel pour aller vers l’idéal ».
Le rôle des compagnies d’assurances
L’État couvre alors le risque vieillesse pour tous ceux dont le salaire annuel est inférieur à 3 000 francs (environ 10 000 euros d’aujourd’hui). Les mineurs avaient un régime obligatoire depuis 1894, les cheminots également, qui dépendaient alors de compagnies privées, par des lois spécifiques de 1909, puis 1911. Les fonctionnaires bénéficiaient déjà d’une retraite, comme certains actifs des services : la banque et l’assurance sont alors pionnières. La Banque de France, créée en 1800, offre ainsi cet avantage maison à ses anciens salariés.
Les compagnies d’assurances inventent la retraite par capitalisation, gérée dans le cadre de la firme, à partir de 1850 environ. La loi de 1910 reprend ce système : comme dans le secteur marchand, des caisses de retraite sont alimentées par des cotisations des salariés et des employeurs. Il est vrai que la stabilité du franc-or liée à l’absence d’inflation, le rendement réel de la dette publique et la solidité des titres de chemin de fer autorisaient une gestion financière rassurante avant 1914.
Rappelons enfin que pour les élites de la IIIe République, détenir un capital dans lequel puiser est la meilleure des protections sociales. Enfin, jusque dans les années 1960, les actifs entraient tôt et sortaient tard du monde du travail, bref, ils cotisaient longtemps, tout en (sur) vivant assez peu après la retraite.
À lire aussi > Santé au travail : pas tous égaux face à une retraite à 65 ans
Solidarité intergénérationnelle
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, tout est à reconstruire, y compris l’État-providence. Le régime général de la Sécurité sociale, créé en 1945, endosse le risque vieillesse pour la masse en plein développement des salariés de l’industrie et du commerce, quand fonctionnaires, cheminots et mineurs conservent leur régime plus avantageux, les fameux régimes spéciaux1, et que d’autres, comme les agriculteurs (alors nombreux) ou les professions libérales, créent leur propre régime.
La retraite repose désormais sur la répartition : les actifs payent la retraite des inactifs. Ce nouveau mode de financement explique peut-être l’adhésion des forces de gauche, qui n’opposent plus l’âge de départ à la retraite (65 ans) à celui de l’espérance de vie (60 ans en 1946). La répartition crée en effet des solidarités intergénérationnelles, neutralise l’inflation (alors très élevée) dans la mesure où les salaires, et donc les cotisations, sont indexés sur les prix, comme elle évacue l’incertitude des fluctuations des actions.
Mais il faut souligner combien tout le dispositif repose sur « un pari démographique » (Jacques Marseille) : le ratio cotisants/retraités était de 5,1 pour 1 en 1950 en plein baby-boom, mais de 2,7 pour 1 en 2020 en plein « baby krach ». On peut même avancer qu’il s’agit d’une pyramide de Ponzi où le retraité d’aujourd’hui bénéficie de « droits » non financés par le retraité de demain.
Au fond, la « conquête sociale » du passage à la retraite à 60 ans, instaurée par Mitterrand en 1983, n’allait pas dans le sens du « réel » de Jaurès ! De même, le tournant des privatisations de 1986 ne s’est pas accompagné d’une réforme du financement, qui aurait dû associer capitalisation et répartition. Le CAC 40 était à l’indice 1 000 à sa création en 1987, à 5 800 environ aujourd’hui : un gestionnaire de caisse qui aurait acheté l’indice aurait de quoi financer…
À lire aussi > Débat. Faut-il aller vers un régime de retraite par capitalisation ?
Depuis les années 1980, l’État français ajuste à la marge en jouant de paramètres connus : hausse de l’âge de départ, hausse des cotisations, érosion discrète des pensions, extinction des régimes spéciaux.
Le cas des fonctionnaires est singulier : par leur masse, et aussi parce que le niveau plutôt généreux des pensions (jusqu’à quand ?) constitue une contrepartie finale à un niveau de revenus d’activité devenu très modeste depuis la désindexation des salaires en 1982.
Au regard du besoin de financement futur, on voit mal comment échapper à une hausse de la fiscalité, associée sans doute à une baisse des pensions. Keynes disait : « À long terme, nous sommes tous morts. » Un terme qui, en France, s’éloigne statistiquement : les gains de l’espérance de vie ont pour pendant l’espérance de perte(s) de financement des retraites.
À lire aussi > Retraites : le système actuel menace-t-il vraiment de s’effondrer ?
1. Les principaux avantages des régimes spéciaux concernent l’âge de cessation d’activité (généralement inférieur à 60 ans), la durée de cotisation (en général moins que les 43 annuités exigées pour le régime général) et parfois (fonction publique) la période de référence retenue pour le calcul des pensions.